Avec un Masada Ensemble des grands jours, John Zorn tourne les pages du dixième volume des Book of Angels. Assurément un des plus beaux.


Après un triptyque radical, éprouvant et essentiel, Moonchild/Astronome/Six Litanies for Heliogabalus (2006-2007), il semblerait que John Zorn ait eu le besoin de revenir un temps à une musique plus légère et mélodieuse. Une hypothèse qui se vérifie en tout cas à l’écoute des trois derniers albums du new-yorkais sortis depuis le début de l’année – The Rain Horse (Film Works vol. 19), The Dreamers et à présent Lucifer (Books of Angels, vol. 10), en attendant tout de même un The Stone : Issue Three enregistré avec Lou Reed et Laurie Anderson nettement plus furieux -, tant ils font la part belle aux mélodies addictives et mettent en exergue des morceaux raffinés qui témoignent des qualités d’arrangeur de John Zorn. Sur le récent Lucifer, le musicien endosse d’ailleurs le triple rôle de producteur, arrangeur et compositeur, confiant le secteur instrumental au sextet Bar Kokhba, le Masada Ensemble le plus populaire et acclamé avec lequel il n’avait toutefois rien enregistré en studio depuis dix ans, et qui compte dans ses rangs Mark Feldman (violon), Erik Friedlander (violoncelle), Marc Ribot (guitare), Greg Cohen (contrebasse), Joey Baron (batterie) et Cyro Baptista (percussions).

Inaugurée en 2004, la série des Books of Angels s’apparente à des recueils de compositions de John Zorn pour Masada, joués par des groupes de différentes obédiences musicales. Au sein de ce projet, Zorn fait d’ailleurs plus souvent office de directeur musical et de catalyseur que de musicien, dirigeant des ensembles variés qui vont de l’épuré solo (Moloch du pianiste Uri Caine, 2006) au trio free rock (Asmodeus, 2007, avec Trevor Dunn, G. Calvin Weston et Marc Ribot), en passant par des formations nettement plus étoffées, comme en atteste ce dixième volume Lucifer. L’ornementation sonore est telle ici que l’on pourrait croire ce disque réfléchi de longue date, puis peaufiné pendant des heures, élaboré avec un souci du détail quasi maniaque. Or, pas plus que les précédents volumes de la série, Lucifer n’a exigé un enregistrement et une production sur le long cours. Tout au plus aura-t-il fallu une journée pour qu’il voie le jour et dévoile tous ses charmes. Une amitié de plus de quinze ans entre les différents musiciens faisant le reste. Car ces sept-là se connaissent bien, ont souvent croisé le fer et les cordes ensemble, au point de faire preuve d’une connivence qui s’impose de soi, sans démonstration excessive ou luxe tapageur. Lucifer déploie ainsi une succession de lignes claires, travaillant sur le motif la Jewish music, liant et déliant par la même occasion un écheveau complexe de sonorités bigarrées qui se référent aux musiques hébraïque, arabo-andalouse et baroque, sans que l’une ne prévale sur les autres ou ne tienne de la cuisine world avariée.

Un dosage, des plus savoureux, qui pourrait volontiers tirer vers un trop plein de sophistication si les musiciens n’avaient pas le besoin permanent de manifester une sidérante créativité, donnant le sentiment d’inventer dans l’instant un style opulent coulant de source, jamais figé dans ses velléités de syncrétisme. A l’instar de La Mar Enfortuna, le sextet Bar Kokhba procède par alliance rythmique, mélange de timbres et approche instinctive associant sans distinction musique populaire et savante, lâcher prise et savoir-faire, déclinant une culture musicale qui s’enrichit autant des frictions stylistiques que de leur subtile alchimie. De fait, si la maîtrise du sujet est totale, elle sert davantage les reliefs d’une musique voyageuse que l’ego des musiciens, et tend même vers un lyrisme généreux mettant en lumière une succession ininterrompue de chassés-croisés instrumentaux du meilleur effet.
Sur « Gediel », introduit par les percussions latino de Cyro Baptista, la batterie virtuose de Joey Baron manifeste un tempérament fougueux attisé par la guitare de Marc Ribot et les pizzicati au violon de Mark Feldman, avant que chaque instrument à cordes n’entame un dialogue équitable, une distribution des points de vue qui s’organise autour du thème joué au violon, véritable point focal du morceau. Plus loin, sur le superbe « Zechriel », la guitare électrique de Ribot et le violon de Feldman avancent avec calme, échangeant une succession de phrases évolutives qui font résonner tradition et modernité, alors que la contrebasse tout en rondeur avenante de Greg Cohen réproduit inlassablement un motif de quelques notes sur fond de percussions délicates. On pourrait ainsi multiplier à l’envi les exemples de combinaisons instrumentales proprement merveilleuses, aussi évidentes à l’oreille qu’elles participent d’une musicalité accomplie. Mais mieux vaudra encore assouvir notre plaisir à l’écoute répétée de cette musique d’esthète diablement enivrante, dont on cherchera en vain le moindre point faible.

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– Le site de Tzadik

– Le site de Orkhêstra