Une sélection transversale de trois disques rares, peu commentés, voire sous-estimés, puisés dans une discographie particulière, le catalogue d’un label ou un genre musical donnés.


« La première fois que j’ai entendu Pierre Bastien, j’aimais les musiciens ethniques, mais je ne le savais pas ; j’aimais le jazz, mais je ne le savais pas ; j’aimais le sampling, mais je ne le savais pas. Un jour, j’ai découvert tout ça, et j’ai compris pourquoi sa musique m’avait impressionné, d’emblée. »
Peut-on concevoir plus bel hommage à la musique de Pierre Bastien que ces quelques lignes de Dominique A, où l’aveu d’un ravissement revêt la forme d’une révélation après-coup ? Effet de rebond réflexif, petite mécanique du jugement de goût qui trouve à s’affirmer et s’affiner sur la durée afin de sceller un pacte durable avec le bonheur — d’être au monde en musique.
Rien d’étonnant au regard de l’indéniable pouvoir d’envoûtement qu’exerce l’univers musical (et visuel, cf. les deux vidéos présentées plus bas) de Pierre Bastien. Déclinant des orchestres tout de Meccano composés, dont les différentes pièces sont disposées et agencées de telle sorte à jouer des instruments nobles et traditionnels sans le truchement d’une main humaine, le musicien/compositeur, adepte de science pataphysicienne, s’apparente à un chercheur de sons insatiable. Ses ensembles robotisés à géométrie variable, auxquels s’ajoutent des trompettes cocasses ou songeuses, des souffleries chaloupées, des tourne-disques en rotation libre et des feuilles de papier calque ondulant par l’entremise de petits ventilateurs, participent d’une évocation poétique de l’enfance, autant qu’ils sont le témoignage sonore d’un musée imaginaire ouvert aux quatre vents. En découle une musique joyeusement surréaliste, populaire et simple, pleine de choses et de parti pris, qui parvient à séduire l’oreille comme à solliciter les faveurs de l’esprit.

À 55 ans, le musicien et compositeur lyonnais, résidant depuis 1999 à Rotterdam, demeure toutefois peu connu — du grand public s’entend — malgré une solide réputation de génial inventeur qui ne date pas d’aujourd’hui.
Cet ancien sorbonnard, qui a préféré dévier d’une voie toute tracée pour se consacrer sans plan de carrière à sa passion, touche en effet son premier instrument alors qu’il est encore dans les jupes de sa mère : une guitare bricolée à deux cordes réalisée à partir des pièces du jeu Le Petit Physicien. À quinze ans, il confectionne une machinerie musicale plus élaborée dans laquelle un métronome percute successivement une cymbale et une poêle à paëlla. Plus tard, il s’échine à faire sonner une seule corde de contrebasse et excelle dans le fouetté du torchon de vaisselle aux côtés de Jac Berrocal (Parallèles, 1976). Une vocation qui lui permet de rencontrer des figures iconoclastes de l’époque, tels les musiciens Bernard Pruvost (il jouera aussi de la contrebasse dans sa formation New Creative Method), Pascal Comelade, DJ Low, Frédéric Le Junter, Pierrick Sorin, Issey Miyake, Robert Wyatt
En 1977, Pierre Bastien présente pour la première fois ses machines sur scène, au Sens Music Meeting de Jac Berrocal. Boudé par une critique sévère à son égard, il décide aussitôt de les mettre au placard, cinq années durant. C’est au mitan des années 1980, poussé par des amis bienveillants (dont Peter Sinclair), qu’il se décide de nouveau à faire chanter robots et instruments-jouets collectés pendant sa période de disette.
Pierre Bastien travaille parallèlement pour la compagnie de danse de Dominique Bagouet (entre 1977 et 1983), puis de Jean Rochereau, pour la Biennale d’Art Contemporain de Lyon (2001), le cirque Trottola, et participe encore régulièrement à de nombreuses installations ou expositions.

Riche de neuf albums, sa discographie personnelle remonte concrètement à 1988 avec Mecanium, un album qui comporte deux faces, une avec des Meccano, l’autre avec un quatuor à cordes.

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Dix ans après sa sortie, Mécanologie portative (1998) — initialement une commande du label Priskosnovénie — demeure un exemple particulièrement réussi de collaboration fructueuse, en l’occurence avec Klimperei*. A tel point que Pierre Bastien accorde volontiers la paternité de l’album au duo qui a orchestré l’essentiel des morceaux, considérant avoir seulement contribué en amont à l’apport de propositions mécaniques et mélodiques.
Plus hétérogène et fourni en instruments que ses albums solo (basse, guitares, orgue, mélodica, xylophone, flûte, métallophone, percussions et piano attestent d’un éclectisme instrumental moins patent chez Bastien), Mécanologie portative n’en demeure pas moins un disque où s’affirme naturellement la patte du musicien-inventeur. Une approche qui aurait pour objet de discerner la part de travail respective de chaque partie accuserait d’ailleurs vite ses limites, tant la complémentarité des démarches suffit à faire de l’album un tout indissociable, une oeuvre pleine et cohérente.
Un goût partagé pour la ritournelle et la miniature, l’enfantin et le populaire, la danse et la fantaisie est à l’origine des dix-huit pièces de Mécanologie portative, dont les titres (“La Parade des dromadaires en caleçon de bain”, « Morceau en forme de pinces », « Fiesta de zèbres », « Rotophonie », etc.) et la pochette (citant plus ou moins Magritte) ne cachent pas leur inspiration surréaliste. Ces musiques rêvées, légèrement bancales, dégagent un charme immédiat, comparable à celui des jouets en bois retrouvés dans un grenier qui, une fois retirée la couche de poussière déposée par le temps, dévoilent les couleurs et souvenirs d’antan.
Sans flatter à aucun moment chez l’auditeur un penchant nostalgique (comme sera davantage tenté d’y recourir Yann Tiersen à la même époque avec certaines enluminures instrumentales du Phare), Klimperei & Pierre Bastien parviennent à convoquer, grâce à une myriade de sonorités éparses et un nuancier instrumental fécond, l’élan joyeux d’un manège enchanté où fuite et surplace se combinent sans fin. La fabrication artisanale des compositions qui fait la part belle aux micro-ruptures, aux accidents sans conséquence, à une absence de virtuosité revendiquée et aux mélodies délicieusement désuètes, associée aux rythmiques itératives de Bastien, produit littéralement une petite mécanique de l’intime dans laquelle les rouages de l’inconscient le disputent aux puissances de l’insouciance retrouvée.

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Téléconcerts (2005) a été enregistré au studio 103 de Radio France les 18 et 19 août 2003, puis les 31 mars et 1er avril 2005. Trois musiciens se sont joints pour l’occasion à Pierre Bastien (trompette) et son fameux Mecanium (tambours de papier, sons et percussions de Meccano, casiotone) : Alexei Aigui au violon « élancé », Axel Lecourt à la sanza (piano à pouces africain) et Mistuaki Matsumoto aux bruitages électroniques divers.
Ces trois Téléconcerts constituent une réussite majeure et un aboutissement des travaux initiés dix ans avant avec Musiques machinales (1993).
D’une rare sobriété, la musique entendue ici n’en demeure pas moins extrêmement élaborée, Pierre Bastien parvenant ainsi avec de « simples » machines « à faire la nique à la musique avec un grand M ». L’humilité ne faisant pas l’économie d’un propos politique articulé au geste musical. Sans le clamer inutilement haut et fort, plutôt sur le ton d’une intelligence fantaisiste (Dada n’est jamais très loin), le musicien autodidacte affirme de manière factuelle son dilettantisme et sa singularité à l’égard d’une musique instituée et normative qui a pignon sur rue. Un savoir-faire où le faire prédomine non seulement sur le savoir, mais le détermine, le met constamment en jeu. « Au classique ‘qui fait quoi ?’ du Pierre et le Loup de Prokofiev, se superpose un ‘comment ça marche ?’ susceptible de donner un piquant nouveau à la musique instrumentale », précise Pierre Bastien dans le livret de Téléconcerts, des mots assortis de quelques illustrations de ses fabuleuses machines.
Poulies, filins, courroies, pièces de Meccano, objets percussifs et rotatifs agencés de concert invitent ainsi l’auditeur à s’interroger sur la nature de ce qu’il entend. Un jeu de devinettes auditives qui l’intègre au mécanisme musical sans le priver du plaisir de l’écoute — bien au contraire, il tend à le redoubler.
Des automates musicaux en lieu et place d’instrumentistes affirmés : doit-on voir chez Pierre Bastien un tyran frustré qui, faute de pouvoir diriger un orchestre de musiciens, aurait mis à sa solde de pauvres Meccano sans défense ? Facile, l’argument servira les mauvaises langues, comme les plus sourds (ils ne font souvent qu’un). Si les robots autorisent une plus grande maîtrise des tenants et des aboutissants, exonérant le fait musical d’une dimension humaine plurielle, c’est pour en dernière instance permettre aux sons et à la musique de se libérer sans entrave. Téléconcerts en est la preuve vivante : la musique de Pierre Bastien témoigne d’une rare fraîcheur — d’inspiration et d’exécution. Ce dernier pourrait d’ailleurs faire sienne cette devise de Fernand Léger à propos de L’Esthétique de la machine : « Le hasard seul préside à l’événement de beauté dans l’objet fabriqué. »
Aux antipodes d’une rigidité formelle redondante, les compositions de Bastien respirent la légèreté et la fragilité. Paradoxe du mécanique : en mettant au ban de la musique l’humain, il mobilise une énergie salutaire, produit de l’imprévu, génère de l’inattendu.

Le rapport qu’entretient d’ailleurs la musique de Pierre Bastien avec l’Afrique (il intègre régulièrement dans ses machineries des instruments millénaires africains, et ici la sanza d’Axel Lecourt, associée aux rythmiques répétitives, évoque une musique ethnique ou ancestrale) abonde dans le sens d’une magie originelle des choses, décantée des pesantes lois de l’attraction, de l’académisme et du marché mondial.
Une sorte d’art premier imaginaire, arraché à la contingence du monde matérialiste comme il va, s’élabore à travers les rouages de la modestie. Un art qui n’aurait pas peur, malgré tout, de dialoguer avec des langages plus élaborés issus de la musique contemporaine (construction selon une succession de mouvements adegio, allegro, moderato, etc., lyrisme récurent du violon) ou du jazz (swing mécanique, cliquetis, tic-tac et grincements en partie improvisés du fait d’un temps d’enregistrement réduit à trois jours). Résurgence d’un acte primitif où mettre en présence deux bouts de bois percutés était la source d’un émerveillement sonore à chaque fois reconduit.

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Rag-time vol. 2 (2008) voit Pierre Bastien partager l’affiche avec Dominique Grimo (poly-instrumentiste et principal auteur du volume 1, en 2003). A l’instar de Klimperei, les correspondances musicales (et humaines) entre les deux univers sont suffisamment éloquentes pour qu’une telle association ne dépareille pas. Elle offre en outre pour Bastien la possibilité de se réinventer dans la continuité.

L’album s’ouvre sur un morceau emblématique de la démarche commune des deux complices : une chanson populaire, “Marinella” de Tino Rossi, rebaptisée pour la circonstance “Marinella Parkinsons”, est soumise à un processus de déraillement autant que d’éraillement. Ralentissement de la cadence de défilement du microsillon, tremblements inopportuns de la lecture, saccades parasites et Moog envahissant rendent progressivement la mélodie peu audible (réduite à un ressassement sans fin) et font chevroter la voix du célèbre interprète, comme si littéralement le morceau accusait le poids des années.
De semblables jeux de vieillissement sont reconduits tout au long de l’album : musiques arthrosiques, arrangements boitillants, harmoniques bringuebalantes et autres triturages sonores viennent avec une jubilatoire truculence constamment parasiter des titres disloqués, avançant tant bien que mal et comme extraits d’une mémoire collective aporétique. Grand sujet du disque, le temps qui passe laisse son empreinte aussi durable que lacunaire, distillant au fur et à mesure une sorte de mélancolie juvénile.
Aux tourne-disques préparés, trafiquées, détournés, empilés, voire sans disque (“Pagan Fever/Pagan Apoplexy”), mais aussi aux scratchs, à la sanza, à l’harmonica rotatif, au cornet et à la trompette, Pierre Bastien privilégie des matériaux rythmiques qui scandent une durée en sommeil. Un temps ankylosé, nullement assujetti à un propos déterminé. Chez le musicien, le rapport aux instruments ouvre un dialogue dont la finalité reste ouverte. La rigidité mécanique n’a de sens que si elle déplace les repères et inocule de l’étrangeté, du temps libre.
Ainsi recouverts, lézardés, découpés, défigurés, mis en abîme, les vieux vinyles de Dominique Grimo entendus revêtent l’aspects de ruines sonores, de traces audibles réenchantées et parfois inquiétantes (cf. les gémissements de “Pagan Fever/Pagan Apoplexy”). Et sourd de cette tapisserie de sons ensevelis, de ces récits musicaux parcellaires, un beau secret, que le musicien n’a cessé, au fond, de formuler depuis ses débuts : l’enfance est un tombeau où il fait bon rêver.

* Pianotage en allemand, il désigne initialement un duo lyonnais formé en 1985 par Françoise Lefebvre et Christophe Petchanatz, adepte de minimalisme orchestral, d’art naïf, de comptines et d’Erik Satie. Encore très active, la formation s’est aujourd’hui étoffée et voit défiler selon les projets moult musiciens.

– Le site de Pierre Bastien

A écouter :
* Klimperei & Pierre Bastien – Mécanologie portative (Prikosnovenie – 1998)
* Pierre Bastien – Téléconcerts (Signature/Harmonia Mundi – 2005)
* Pierre Bastien & Dominique Grimo – Rag-time vol. 2 (In Poly Sons/Musea – 2008)
* A noter, une compilation, Pierre Bastien, les premières machines (Gazul/Orkhêstra – 2006/2008), couvre les années 1968 à 1988 et permet de découvrir des raretés qui peuvent aussi alimenter une approche transversale de l’oeuvre de Pierre Bastien.

Lire également :
* Trois disques sinon rien : Mendelson
* Trois disques sinon rien : Filmworks de John Zorn