La jeunesse sonique a encore de beaux restes et le prouve, une fois n’est pas coutume, avec un épatant nouvel album en quête d’éternité.


À l’instar de la pluie et du beau temps, les albums de Sonic Youth se succèdent depuis presque trente ans à un rythme quasi imperturbable et appellent quantité de truismes lorsqu’il s’agit d’en établir la portée, sinon l’importance. Dans cette grande course à l’armement critique qui voit tout un chacun persuadé de détenir la vérité, extraction vaut mieux que comparaison (la dialectique volontiers caduque du meilleur/pas à la hauteur de Daydream Nation, maître étalon d’une discographie pérenne exemplaire). Arrive un moment, le temps aidant et les disques s’accumulant, où les langues, bonnes ou mauvaises, ne parviennent plus guère à autre chose qu’à se gaver de leur propre savoir — et les chroniques de disques de devenir d’indigestes étalages de culture musicophage, t’as vu comment je le connais par coeur mon petit Sonic Youth illustré dégainé plus vite que l’ombre d’une idée. À cela, plutôt préférer extraire la précieuse pierre, oublier l’édifice, aussi imposant soit-il, comme les révolutions d’un soir, désormais obsolètes dans la sphère Sonic Youth, pour leur substituer le seul éclat d’un jour qui ne mène pas forcément à l’impasse — critique s’entend.

The Eternal donc, énième album de Sonic Youth, et rien d’autre. Douze morceaux, pour un peu moins d’une heure de pop-rock noisy. Le quartet originel au complet, le bassiste Mark Ibold (ex-Pavement) en sus, les guitares toutes cordes électrifiées dehors, le label indé (Matador) nouvellement conquis (exit la major Universal/Geffen), le professionnalisme et l’efficacité à tous les étages (écriture, compositions, mixage, coproduction de John Agnello). Du bel ouvrage en somme, et après ? La peinture. D’abord celle de la pochette-hommage : oeil du cyclone et effet plastique rougeoyant tirés d’un tableau du guitariste et (moins connu) peintre John Fahey, intitulé Sea Mobster, qui représente le cycle de la vie. Celle, encore, de Yves Klein, salué nerveusement sur le titre liminaire et concis “Sacred Trickster”. Enfin, celle d’une société, la nôtre, aussi terroriste sans condition que terrifiée par sa condition (“What We Know”), avec ses humains sur la tangente qui jouent à « je t’aime moi non plus » (“Massage the History”), regardent sous les jupes des filles en train de satisfaire la gourmandise polluante de leur 4X4 (“Malibu Gas Station”) ou se crèvent le coeur dans de chimériques corps à corps (“Poison Arrow”). Sous la peinture, la toile de Pénélope. Derrière les guitares aux riffs rageurs de cet adult rock, un monde déliquescent qui se figure éternel.

Sonic Youth tient sa rage, et son insolente longévité, d’une impossible trouvaille : celle du vaccin apte à guérir, d’un seul coup d’un seul, tous les maux de l’humanité. La chose étant entendue, le groupe de lutter avec ses armes, en l’occurrence la musique, devenue moyen avant d’être forme (son), instrument plutôt qu’à la solde des instruments. Ce point-là, loin de n’être qu’un détail, fait toute la différence entre les groupes d’un disque qui ont tout à faire écouter mais, au fond, rien à dire, et ceux qui durent, la jeunesse passant, le rock comme acte de résistance idéologique demeurant. Aussi, quand Sonic Youth joue du rock, c’est d’abord pour montrer qu’il a la peau dure, ce rock. On trouvera dans The Eternal bon nombre de morceaux qui s’inscrivent dans le genre de façon frontale, avec toutefois le savoureux dessein de pervertir sa course actuelle vers la crasse vulgarité, de lui redonner du muscle et un cerveau. Le morceau “Thunderclap for Bobby Pyn” est de ceux-là : un peu plus de deux minutes bien envoyées, au refrain « wo wo yeah yeah » chanté en binôme harmonique (masculin/féminin, Thurston Moore/Kim Gordon, du rarement entendu en terre SY), aux infernales guitares réparties sur les canaux droit et gauche (échanges de solo compris) et au texte barré/engagé/indécodable afférent à ce rock qui réfléchit et ferraille dur, soucieux de s’en tenir aussi bien à son esprit frondeur que d’en imprimer encore la lettre d’or. Le joyeux uppercut impose un savoir-faire qui touche à la perfection sans que la machine sonique ne se grise pour autant de son statut de dinosaure. Les héros, s’ils ne sont pas fatigués, bien conscients d’appartenir à l’histoire, ne se posent jamais en donneurs de leçon, mais se tiennent plutôt au crépuscule d’un certain rock alternatif qu’ils maintiennent fièrement debout, tout en lui rendant un salutaire hommage par-delà le pouvoir de la nuit.

À bien des égards, The Eternal, album habité s’il en est, ressemble à un tombeau. Entre les lignes, Sonic Youth convoque des figures artistiques disparues, oubliées ou tout simplement négligées dont il fait rayonner l’influence : aux deux peintres cités plus haut s’ajoutent ainsi l’écrivain de la Beat Generation Gregory Corso (“Leaky Lifeboat (for Gregory Corso)”), les groupes Wipers (“No Way”), Neu !, The Dead C. (“Calming the Snake”), les Légions Noires (“Massage the History”) ou encore l’ancien bassiste de Soft Machine, Kevin Ayers (“Poison Arrow”) — dont le dernier et magnifique Unfairground (2007) a reçu un accueil étrangement distant. En filigrane, cette inscription du passé dans le présent s’avère au final particulièrement émouvante et donne une fois encore à penser le dernier album des new-yorkais du point de vue de la peinture : chaque coup de pinceau sonore apposé sur la toile rock est riche des impulsions, des gestes, des corps, du bruit, des déchirements et de la mémoire d’une époque proprement révolue tout en laissant sourdre, à mesure que se découvre un nouveau tourbillon de couleurs chamarrées, les promesses du lendemain. Comme pour boucler la boucle, rejouer l’origine et l’éternelle fin de toute chose.

– Le site officiel de Sonic Youth

– En écoute : « Thunderclap for Bobby Pyn »