Grand oublié du free jazz new-yorkais des années 1970, le saxophoniste alto Charles Tyler (1941-1992) se voit célébré sur le tard avec cette réédition miraculeuse de Saga of the Outlaws, chef-d’oeuvre enregistré live dans les studios de Sam Rivers, le 20 mai 1976. Un « Drame sonique polyphonique », tel que sous-titré et improvisé par un quintet à deux contrebasses (John Ore à gauche, Ronnie Boykins à droite), un batteur (Steve Reid) et un trompettiste (Earl Cross) qui atteste de ses racines afro-américaines à mesure que se déploie une musique épique et complexe qui s’aventure aussi du côté du vieil Ouest des pionniers américains (la musique du western Gunfight at the OK Corral de John Sturges compte parmi les sources d’inspiration de Tyler). Une seule pièce de trente-six minutes suffit à dessiner ainsi une fresque sonore d’envergure qui n’aura de cesse de joindre dans un même élan ramassé ou délié post-bop et free jazz, voire de laisser surgir d’étonnants accents funk ou de dévoiler sa part de blues. Verticalité ascensionnelle du propos collectif, suspendu entre le désir d’avancer, d’ouvrir l’espace, et la peur de s’y perdre. Passage d’un état à l’autre au gré des secousses rythmiques du puissant Steve Reid (chargé de fermer la marche au cours d’un vigoureux solo d’anthologie) et des percées de Charles Tyler, explorateur devant l’éternel, s’accrochant aux notes comme un forcené ici, étirant les capacités harmoniques de son instrument là afin d’accroître ce ruissellement intérieur, bientôt transformé en jaillissement expressif, alors que la trompette de Earl Cross murmure, dépose des motifs en fond tels des songes impressionnistes et éphémères. C’est l’envers d’une parole, à la fois politique et intime, que donne à entendre Saga of the Outlaws, pas simplement une libération par — ou à travers — l’acte de (se) jouer, mais bien une affirmation de soi épandue et éperdue, un conflit vécu sur la mode de la disjonction (superposition mélodique, multiplication des contrepoints) et de la dissonance, cette « matrice commune de la musique et du mythe tragique » (Nietzsche).

– Le site de Nessa Records