Ses arpèges atrabilaires et lyriques donnent l’impression de chercher à rattraper un temps lointain, mais, en vérité, James Blackshaw le survole, le revisite d’un œil contemporain. Rencontre avec le musicien.


Il n’a pas encore 30 ans, mais le londonien James Blackshaw fait déjà autorité dans le milieu de la guitare folk instrumentale. Prodigieux expressionniste de la technique du fingerpicking, digne héritier des John Fahey et Robbie Basho, le Britannique fait montre, sur son dernier opus All is Falling d’une volonté de briser une certaine tradition, avec l’intrusion d’éléments modernes.

Un dimanche soir, fin novembre, les Swans sont en ville. Étonnant contraste entre la puissance tellurique dégagée par ces pionniers de la noise music et la folk solitaire, tout en apesanteur, de James Blackshaw. Pourtant, le jeune homme, zen et silencieux, les accompagne en première partie. Juste après un concert court, mais proprement hypnotique, nous le rejoignons en coulisse, pour parler évidemment de guitare, mais pas seulement.

Pinkushion : Vous n’avez pas encore 30 ans et déjà neuf albums solos derrière vous. Plutôt impressionnant.

James Blackshaw : En fait, j’ai sorti huit albums studio, un album live, et puis pas mal d’autres choses aussi (rires). Ce que j’aime le plus au monde, c’est écrire des chansons et les enregistrer. Je me suis toujours promis d’enregistrer autant que je le pouvais. Une promesse qui m’occupe pas mal, mais d’une certaine manière, m’empêche de devenir paresseux.

Comment avez-vous débuté votre carrière solo ?

Adolescent, j’ai joué dans beaucoup de groupes de différents styles. Je jouais de la guitare électrique, mais de manière très basique, un peu de basse aussi. Au sein de ces groupes, j’en profitais pour essayer un peu la batterie et les claviers.

Quel genre de styles ?

Pas mal de groupes punk-rock, mais pas vraiment à base de trois accords, c’était un peu plus compliqué que les Sex Pistols. Je jouais aussi dans des groupes de musique de chambre sans vraiment avoir l’expérience requise. Et puis j’ai fini par me lasser un peu de la guitare. Plus tard, vers 20-21 ans, j’ai commencé la guitare acoustique. A l’époque, je n’envisageais pas une carrière de musicien. J’appréciais simplement de jouer et pratiquais beaucoup l’instrument. J’ai commencé alors à écrire des chansons, en copiant la musique des autres, comme celle de John Fahey.

Avez-vous découvert John Fahey à cet âge-là ?

J’étais un peu plus jeune, je devais avoir 17 ans. Un ami m’a initié à sa musique, mais je ne comprenais alors pas dans quel contexte cette folk était jouée, bien que je fusse déjà fasciné. J’étais impressionné par le fait qu’une seule personne puisse jouer toutes ces parties mélodiques avec un seul instrument, le fait d’incarner un groupe à lui tout seul. J’ai eu la chance de le voir en concert quelque temps avant qu’il meure, j’avais 17 ans à l’époque. Cela a pris trois ou quatre années de plus pour que je m’investisse vraiment et m’oriente dans ce style de musique.

Avez-vous déjà écouté le morceau “America” de John Fahey ? C’est le seul titre qu’il ait enregistré avec une douze-cordes. Contrairement à lui, vous jouez et composez essentiellement sur cet instrument. Est-ce que ce morceau fut pour vous une source d’inspiration ?

Je connais bien sûr ce morceau. J’ai toujours été un grand admirateur de John Fahey, mais à vrai dire, je pense que Robbie Basho a eu une plus grande influence sur mon jeu. Il jouait essentiellement sur une douze-cordes, c’était un guitariste fabuleux et très intéressant.

Vous avez sorti des albums sur différents labels (Tompkins Square, Digitalis industries, Important Records…), avant d’atterrir voilà deux ans sur Young God Records. All is Falling est votre deuxième album paru chez eux.

J’ai beaucoup travaillé avec Michael (Gira, patron du label, et illustre leader des Swans et Angels of Light, ndlr) et j’apprécie l’éclectisme du label. Young God ne publie pas tant d’albums que cela, et chaque artiste signé est différent du reste de leur catalogue, mais chaque sortie est toujours intéressante. Michael est quelqu’un de passionné et enthousiaste. Je suis content de continuer avec ces gens-là.

Mais quelle est la différence avec vos précédentes expériences de label ?

Et bien, comme pour tous les labels avec lesquels j’ai travaillé, j’y apprécie des choses spécifiques. Chacun a une idée précise de ce qu’un label devrait être. Par exemple, Tompkins Square et Bo’Weavil sont des labels qui se focalisent beaucoup sur les guitaristes. Et comme je le disais précédemment, Young God Records est nettement plus éclectique. Mais j’aime ces deux partis pris. J’ai beaucoup de respect pour les autres musiciens de fingerpicking. Seulement, je ne veux pas être ghettoïsé, dans un label pour guitaristes.

En parlant d’autres adeptes contemporains du picking, l’un de ses plus éminents, Jack Rose, a malheureusement disparu l’année dernière. Avez-vous été affecté par son décès ?

Jack était un ami. On se connaissait depuis 2006 et chaque fois que je tournais aux États-Unis, nous nous voyions, notamment à Philadelphie où il vivait. C’était quelqu’un de bien. Il m’a aidé à de nombreuses occasions, que ce soit pour organiser un concert ou simplement me conduire à une session radio. On restait ensemble à boire des bières, parfois il m’invitait à diner chez lui, il a toujours été adorable avec moi. C’était un guitariste stupéfiant, et quelqu’un de charismatique dans le sens noble du terme. Si quelqu’un l’ennuyait, il n’était pas du genre à vouloir perdre son temps avec lui. Étant donné le temps énorme qu’il m’a consacré, je suis donc plutôt flatté. J’ai été très triste lorsque j’ai appris sa disparition.

James BLackshaw

Une nouvelle génération de guitaristes est apparue ces dix dernières années (voir notre dossier consacré à ce sujet « Les nouveaux as du fingerpicking »). Trouvez-vous qu’il y a davantage de guitaristes de fingerpicking aux États-Unis qu’en Europe ?

Il faut surtout considérer que les États-Unis sont un pays immense. Il ne faut pas oublier que la tradition du fingerpicking et de la douze-cordes vient d’Amérique. C’est vrai qu’il y a beaucoup de guitaristes, mais il y en pas mal aussi en Europe, notamment en Angleterre. Il y a toujours eu des guitaristes de fingerpicking, mais la différence est que depuis le début des années 2000, beaucoup de gens ont un intérêt commun pour la musique de John Fahey ou le label Takoma. Nombre de ces guitaristes ont un son propre, mais je trouve assez bizarre qu’ils se retrouvent à faire la même chose. Je ne me plains pas, ou ne dénigre pas, mais je trouve que ce n’est pas nécessaire. Par exemple, les joueurs de piano jouent dans une certaine tradition, cela a toujours été comme cela dans le jazz ou la musique classique. Je trouve dommage de s’enfermer ainsi dans une catégorie. Le fingerpicking est juste une question de technique.

C’est précisément ce que vous tendez à éviter sur vos albums, en incluant aussi des compositions au piano.

Tout à fait, mais je ne pense pas consciemment vouloir briser des frontières. Je pense seulement qu’au-delà de la technique, le plus important est la musique. Mes chansons témoignent de ce que je voulais être à un moment précis. Je n’aime pas l’idée d’être confiné à un seul instrument, je peux aussi être un joueur de flûte, un guitariste ou un bassiste, utiliser un sampler… Seule ma musique dicte ce que j’essaie d’interpréter sur mon instrument (rires).

En tant que multi-instrumentiste, votre technique demeure toutefois plus développée en ce qui concerne le piano et la guitare. Y a-t-il d’autres instruments que vous pratiquez aussi assidument ?

Je joue en effet pas mal de piano, mais ma technique n’est pas aussi bonne que je le souhaiterais. Si je veux composer un morceau au piano, il faut alors que je m’entraîne beaucoup (rires). Mais il y a d’autres instruments que je pratique un peu, comme le violon. Je peux écrire des arrangements de cordes de manière assez laborieuse, mais la plupart du temps je montre aux musiciens les parties à jouer avec un piano.

All is Falling, votre dernier album, comprend huit morceaux sans titres, se présentant comme des suites. Un concept inédit jusque-là sur vos disques.

Initialement, l’album a été conçu comme une seule pièce divisée en plusieurs parties. Je voulais que l’album coule d’une manière particulière. Lorsque l’enregistrement fut terminé, deux options se sont présentées à moi : on ne pouvait pas laisser 40 minutes sur une seule piste, il fallait séquencer l’album sur le format CD. Dans ma tête, j’aimais l’idée d’un mouvement, que les parties ne fonctionnent pas individuellement sans les autres. Mais je suppose que c’est plus stimulant ainsi, si vous ne voulez pas vous assoir pour écouter 40 minutes de musique d’une traite.

Les deux dernières parties empruntent des directions expérimentales. Le dernier morceau, d’ailleurs, sonne particulièrement ambient.

Oui, ces deux parties ont chacune été écrites de manière très différente à ma façon habituelle de procéder. Pour le dernier, j’ai utilisé un e-bow, une pédale de volume et une guitare électrique, tout s’est fait très rapidement. Il y a trois parties de guitares sur ce morceau, mais la manipulation des effets s’est faite en direct. Puis mon amie Charlotte Glasson a joué deux parties de saxophone et j’avais un oscillateur qui produit comme un effet de sons de vague. On a terminé le morceau en une heure, de façon très rapide et sans traitement de post-production.

Vos albums studios sont soignés, garnis de cordes ou d’éléments électroniques, tandis que sur scène vous vous produisez généralement en solo avec votre guitare. Envisagez-vous de tourner avec un groupe afin de vous rapprochez de vos enregistrements studios ?

Nous l’avons déjà fait quelques fois avec les musiciens qui jouent sur le disque. Joolie Woods (violon, flute), Fran Bury (violon), Daniel Madav (violoncelle) et Charlotte Glasson (violon, saxophone) m’ont accompagné pour une poignée de concerts en Angleterre, et puis deux concerts en Belgique et en Hollande en 2009. J’ai beaucoup aimé explorer cette facette sur scène : rester attentif à ce que les autres jouent, ne pas s’embarquer dans des délires, maintenir une certaine harmonie. Ensuite, je ne cache pas que c’est difficile de pouvoir tourner avec des personnes qui ont un job régulier, organiser l’agenda et les voyages en fonction de tous, et être capable de payer tout le monde. J’aimerais en faire plus ; on verra, je l’espère.

Avez-vous récemment écouté de nouveaux musiciens qui ont suscité votre intérêt ?

Pour dire la vérité, je n’ai pas écouté tant de musique que ça cette année, à part le dernier album d’Oval que j’aime beaucoup (chez Warp Records). Il y aussi un groupe américain qui s’appelle Victoire : leur premier album est un intéressant mélange entre musique électronique et instruments à corde.

Seriez-vous intéressé dans le futur de collaborer avec un musicien électronique ?

Je ne sais pas. J’aimerais bien, mais j’aime aussi faire les choses par moi-même. Et bien sûr, tout dépend avec qui. Il est certain que je porte beaucoup d’intérêt à la musique électronique.

Et écrire une musique de film ?

J’adorerais, c’est un de mes rêves. Mais encore une fois, tout dépend avec qui. Il y a quelque chose qui me fascine dans cette approche musicale. Je suis obsédé par le cinéma. Longtemps, j’aurais adoré faire de la musique pour Werner Herzog, ou bien composer une musique de film d’horreur.

L’Exorciste peut-être ?

Oui, pourquoi pas (rires).

En parlant de ce film, je trouve parfois que certains de vos thèmes elliptiques se rapprochent parfois de « Tubular Bells de Mike Oldfield, mais aussi de la musique de Yann Tiersen.

J’aime beaucoup la musique de Yann Tiersen, et “Tubular Bells” est un bon morceau, un peu « cheesy » parfois peut-être (rires). Ça reste quand même un grand morceau.

Cinq albums favoris de James Blackshaw :

Philip GlassMusic in Twelve Parts

Harry NillsonAerial Ballet

Jim O’RourkeEureka

Robbie BashoVenus in Cancer

Big StarFirst Record

James Blackshaw, All is Falling (Young God Recors/Differ-ant)

– Page Myspace officiel

– Lire également la chronique de The Glass Bead Game (2009)

– Lire également la chronique de Litany of Echoes (2008)

James Blackshaw: « Untittled » from Videotapas on Vimeo.