Le « Beau Bizarre », flambeur et flamboyant, était, les 30 et 31 janvier derniers, sur la mythique scène parisienne, pour un récital gracieux, intense et élégant.


Christophe n’avait jamais foulé la scène du Palace, même à la grande époque… De son propre aveu, il eut bien l’occasion de s’y rendre et de passer au travers des fourches caudines d’Edwige, sa légendaire physionomiste peroxydée, pour en franchir l’entrée. Pas celle des artistes.
Au crépuscule des années soixante-dix, à l’aube des années quatre-vingt, le dandy de Juvisy avait, en effet, déserté les planches, après un Olympia en 1974 où il jouait, suspendu dans les airs, de son piano blanc. Depuis 2002, et sa réapparition derrière le mythique rideau rouge du Boulevard des Capucines, il a retrouvé le goût des performances, parcourant, par deux fois, les routes de France. Au terme d’une virée de deux ans consécutive à la sortie de son excellent dernier opus, Aimer ce que nous sommes, à l’aise sous les chapiteaux comme à l’affiche des théâtres municipaux, le barde lunaire au visage d’albâtre s’est enfin arrêté, pour deux soirs, rue du Faubourg Montmartre.

Le décor est déjà planté lorsque le public, une fois franchis les guichets fermés, investit les corbeille, balcons et baignoires : rai de lumière rouge, juke-box de la collection personnelle du maître temporaire des lieux et escabeau de plexiglas sur lequel ce dernier viendra, tôt ou tard, s’asseoir, devant un parterre kaléidoscopique. La longévité créative du sieur et ses multiples renaissances stylistiques, entre chansons populaires et expérimentations électroniques, lui a, en effet, permis d’agréger, bien involontairement, une clique unique couvrant plusieurs générations, du vétéran « yé-yé » au branché à lunettes carrées. De la vénérable « Aline », par qui tout a commencé et dont il avait dessiné, sur le sable, le doux visage, jusqu’à la vénéneuse « Magda », fruit interdit friand d’allers-retours « à la purée de pomme d’amour »…

Alors que la pénombre s’installe enfin, le bruit des boots sur mesure se fait entendre et le sphinx prend place derrière le piano, entamant son tour de chant à reculons par l’évanescent générique de fin de sa dernière livraison, « Lita ». Trois complices, dont l’excellent Christophe Van Huffel (Tanger) aux guitares, l’accompagneront trois heures durant, hors du temps, suivant le programme annoncé par l’artiste : premier acte consacré exclusivement à son récent opus, entracte puis plongée dans le riche répertoire, pour faire remonter à la surface un éventail de tubes imparables et de pépites improbables.

Photographie Billy Budd

Tout en trépignant d’impatience dans l’attente du second moment, l’assistance écoutera respectueusement la succession des titres les plus jeunes, exécutés dans une formation resserrée permettant de faire ressortir la subtile complexité des arrangements et d’alterner les ambiances : l’ambient fricote alors avec le psychobilly dans le dos du blues… La tension de « Tandis Que » contraste ainsi avec la légèreté de « Tonight Tonight » ou les graves arpèges de piano de « Parle-Lui de Moi ». La voix de l’admirateur de belles mécaniques, même fragilisée par le froid environnant, reste juste et magnétique, portée sur les hauteurs par quelques effets discrets. Avant de rejoindre la coulisse, il tient lui-même à déclencher, sur le juke-box, le 78 tours qui servira de bande-son à la pause.

Ce sont plus de quarante ans de carrière qui vont ensuite défiler dans le second pan du spectacle, Christophe, en perpétuelle remise en question, se faisant un malin plaisir de distiller relectures régénérées de ses plus grandes heures. Derrière les portes de « Paradis Perdus » hypnotiques, ici un « Succès Fou » débarrassé de ses synthétiseurs datés, là des « Marionnettes » étonnamment bluesy ou une « Senorita » flamenco, dansant autour d’une simple guitare. Il y eut aussi quelques ovnis, comme ce « Shake Hit Babe » narcotique, tiré de son visionnaire et mésestimé album de 1996, Bevilacqua, ou encore une reprise dépouillée de la sombre « Alcaline » de Bashung, occasion d’un hommage à celui qui était son « copain ». Mille voix s’égosilleront sur « Aline », mille cœurs se laisseront prendre au piège des « Mots Bleus », avant que la fibre italienne du « Tourne-Cœur » ne ressorte, pour une « Dolce Vita » à faire perdre sa barbe à Sébastien Tellier, et un « Estate Senza Te » final des plus nostalgiques… Il n’en restera aucune « rancœur subtile », juste le souvenir « d’un instant fragile » de janvier…