Au lendemain du passage de l’ouragan Sandy sur la côte Est des Etats-Unis, nous avons rencontré le plus célèbre musicien d’Hoboken (New Jersey), Ira Kaplan. Pour une discussion autour du processus de création, de la longévité, et bien sûr de leur treizième album, Fade, produit par John Mc Entire.


Dans le giron indé rock américain, peut-on trouver valeur plus sûre aujourd’hui que Yo la Tengo ? Si le trio d’Hoboken était une action côté en Bourse, nous miserions sans hésitation nos minces économies sur eux. Non pas dans l’espoir de faire fortune, mais pour un investissement à long terme, il n’y aurait assurément pas meilleur placement : une carrière de près de trente ans sans le moindre compromis, des albums qui continuent d’être pertinents sur le plan artistique, un public fidèle et suffisamment nombreux pour remplir des salles comme le Bataclan à Paris. Ajoutons que, depuis la séparation de leurs anciens camarades de promotion de l’année 1984, Sonic Youth, le trône du groupe de rock indépendant US leur revient de facto. Yo la Tengo fait office de glorieux survivant.

Sans surprise, Fade, est encore un disque passionnant, qui renoue avec l’excellence de I Am Not Afraid of You and I Will Beat Your Ass (2006). Après le panier un peu trop densément garni de Popular Songs (2009), Ira Kaplan (guitare, voix entre autres), son épouse Georgia Hubley (batterie, voix entre autres…) et le géant James McNew (basse, voix entre autres…) ont délibérément raccourci le format de l’album, condensé en dix nouvelles compositions. Pas une de plus. Grâce à un bel effort de respiration, appuyé à la production par John McEntire (également membre de Tortoise, The See and Cake), ce treizième opus met magnifiquement en relief toute sa variété de sonorités : du quasi hymnesque et émouvant « Ohm », en passant par le single laid-back « Stupid Things » et ses fascinants relents de feedback, ou encore les cordes divines de « Is That Enough »… Bien d’autres pistes sur Fade témoignent d’un groupe qui a gardé intacte sa soif d’expérimentation et de mélodies audacieuses.

C’est dans un contexte particulier que nous rencontrons Ira Kaplan, tout début du mois de novembre dans un hôtel particulier situé sur la Butte-Montmartre. L’homme fait montre de son calme légendaire, mais il a la tête ailleurs. L’ouragan Sandy vient tout juste de traverser l’Etat de New York, la ville est plongée dans le « blackout » total. Hoboken, dans le New Jersey, n’a pas été épargné par la tempête. Alors que le co-fondateur de Yo La Tengo est en promotion sur le vieux continent, Georgia est restée là-bas. Le guitariste, évidemment très préoccupé, scrute régulièrement son iPhone, tente de rentrer en contact avec ses proches, connaître les dernières nouvelles… En dépit de cette situation délicate, le musicien reste courtois.

Pinkushion : J’espère que vos proches sont sains et saufs.

Ira Kaplan : Il semble que tout le monde aille bien. Les gens paniquent plutôt maintenant à l’idée d’être dans le noir, sans électricité. Nous avons un appartement, au premier étage d’un immeuble. Ce n’est pas très haut, mais suffisant tout de même pour éviter les gros dégâts. Mais tout va bien.

Est-ce que l’eau est montée très haut à Hoboken ?

Oui, assez haut. Georgia m’a dit que dehors, l’eau montait jusqu’aux genoux des gens …

Avant d’en venir à la musique, prenons d’abord de vos nouvelles. Vous avez connu de sérieux problèmes de santé à la fin de l’année 2011 (Ndlr : aucun détail n’avait été révélé à l’époque, mais il avait été contraint de jouer pendant une semaine, assis sur chaise). Comment-allez-vous ?

Tout va désormais très bien maintenant, merci.

Est-ce que cette expérience vous a inspiré pour écrire les paroles de ce nouvel album ?

Pas explicitement. Je ne vais pas vous dire ce à quoi je pensais exactement lorsque j’écrivais, mais je ne peux pas vous dire non plus que je ne pensais pas à mes problèmes de santé. (rires) Vous savez, certaines choses dans votre vie vous inspirent d’une certaine manière, mais vous n’en êtes pas complètement sûr. Ça fait partie de la vie, donc cela influence quelque part l’album.

Il y a des thèmes récurrents sur Fade, comme la mort, l’âge… Yo la Tengo existe aussi maintenant depuis 30 ans…

Comme je vous le disais, je ne pense pas implicitement que ces textes soient liés à ma santé. Mais je pense avoir écrit davantage sur la mortalité, vieillir…. Certains parlent « des années de chien » (dog years) pour décrire ce sentiment. Nous sommes un vieux groupe, on est là depuis presque trente ans, ça fait beaucoup. C’est naturel d’évoquer ces thèmes, c’est dans l’air.

Récemment, j’ai lu une autobiographie de Bill Brufford (Ed. Le Mot et le Reste), le batteur de King Crimson, qui s’est retiré du milieu professionnel en 2009. Dans ce livre, il parle beaucoup de son expérience, fort de quarante ans de tournée et d’albums. Il explique notamment les raisons de sa retraite anticipée : ces dernières années, il était devenu pour lui de plus en plus difficile, en tant que batteur de jazz, de garder le niveau,il avait perdu sa confiance et son instinct de jeune musicien. Après avoir tant appris en quarante ans de carrière, il avait réalisé qu’il ne savait rien. Cette pression l’a convaincu mettre un terme à sa carrière. Quel est votre sentiment là-dessus ?

Je dirai que parfois j’ai aussi l’impression de ne rien savoir. Mais pour moi, ce n’est pas un mauvais sentiment. En fait, je dirais que certaines façons par lesquelles on se remet en question pour jouer différemment permettent de capturer à nouveau ce feeling qui consiste à ne peut-être rien savoir. Mais en aucun cas, nous ne cherchons à accéder à ce sentiment de « tout connaitre ». Notre amour pour la musique repose sur cette forme de tension qui nous pousse à continuer, à nous interroger sur ce qu’il y aura après : où allons-nous ensemble ? Peut-être aussi que, si tout est trop contrôlé, la musique perd de sa magie. Je ne suis pas effrayé de ne rien savoir. (rire)

Bill Brufford évoquait aussi le fait d’accumuler les casquettes de nos jours : notamment être manager, s’occuper de la partie business, envoyer des tonnes d’e-mails pour organiser une tournée, etc. C’est un problème que vous connaissez aussi.

Il est vrai que nous gérons nous-même cet aspect-là. Nous sommes notre propre manager, on envoie beaucoup d’emails (rires). Ce n’est pas toujours simple, mais je suis très fier de conserver le contrôle de nous-même. Nous avons bien sûr des personnes qui nous aident – des avocats, des agents tourneurs, la maison de disque –, mais nous faisons beaucoup. Et je pense que c’est une bonne chose. Parfois, il y a des moments plus durs, et spécialement en ce moment : nous préparons le lancement de l’album, nous faisons beaucoup de presse, il faut aussi coordonner les dernières étapes avec la maison de disque… Par moment, on se dit : « attendez une minute, quand est-ce qu’on fait de la musique ? ». Mais ça fait partie de ces moments particuliers qui précèdent la sortie d’un album.

Yo la Tengo : Ira Kaplan , Georgia Hubley, James McNew

Fade a été produit par John Mc Entire (Tortoise, The Sea and Cake). C’est une première. Depuis plus de dix ans, Roger Moutenot était quasi devenu votre producteur attitré.

Nous connaissons John depuis très longtemps. Nous avons joué sur scène avec lui plusieurs fois, lors de tournées avec The Sea and Cake, Tortoise. Déjà en 1992, il était le batteur de Seam et nous avions tourné ensemble en Europe, John nous rejoignait alors souvent sur scène. Pendant 20 ans, nous avons donc fait de petites collaborations, mais c’est la première fois qu’on travaille ensemble pour un album. Avec Roger, nos collaborations n’étaient jamais préméditées pour chaque album. On enregistrait nos démos en pensant à d’autres producteurs, et puis finalement nous le rappelions…

Avez-vous écouté le nouvel album de The Sea and Cake, Runner ? C’est un superbe album, un de leur meilleur.
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Je n’ai pas encore écouté l’album, mais nous les avons vus en concert, ils ont joué la plupart des morceaux de l’album et ça sonnait très bien. Sam (ndlr : Prekop, leader de The Sea and Cake), nous a apporté des copies de l’album lorsque nous enregistrions en studio avec John. On parlait de temps en temps du disque avec John durant les sessions.

« Stupid Things », qui a été choisi comme single, est un très beau morceau, à la fois atmosphérique, très Yo la Tengo en somme.

Avez-vous écouté le single « 12 inch » ? Matador l’a sorti en vinyle avec trois versions différentes dessus. Ça donne un peu une idée du développement du morceau. La première version est une jam qui dure plus de dix minutes, enregistrée sur un multipistes. Ce n’est pas seulement un enregistrement stéréo, mais plutôt une version instrumentale de dix minutes. Et puis, il y a une version comme sur l’album avec la partie chant. Enfin, il y a le remix fait par EYE de Boredom.

L’album a un son d’ensemble plus cohésif, électrique et noisy, comparé à Popular Songs (2009) plus riche en termes de parties orchestrales.

Peut-être. La seule chose que nous avions en tête pour cet album, c’était de faire un disque plus court que le précédent. Popular Songs était un album de Yo La Tengo plus typique dans ses séquences, avec des hauts et des bas, l’humeur changeait parfois sur chaque chanson. Sur cet album, les humeurs sont mieux gérées, avec deux parties bien distinctes.

L’album contient dix chansons, pour 45 minutes.

Oui, mais les cinq premières chansons sont les plus rapides, tandis que les cinq suivantes sont en quelques sortes les plus « lentes ». C’était délibéré de notre part de grouper les chansons de cette manière. En ce qui concerne le son, en aucune façon nous n’avons joué Popular Songs à John pour lui suggérer ensuite « écartons-nous de ça, essayons plutôt ceci ». A l’inverse, j’aurais été extrêmement surpris par John, s’il avait écouté les chansons de Popular Songs et nous avait dit « je ne veux pas faire la même chose ». En fait, tout est parti des nouvelles chansons. Nous avions déjà enregistré les démos, John les a écoutées, et cela lui a donné des idées sur comment enregistrer les instruments, où placer les amplis dans le studio… Mais personne en studio n’avait en tête de recréer ou d’aller à l’opposé d’un autre disque.

Je pense que chacun de nos albums termine en quelque sorte un dialogue avec l’album précédent. C’est comme une conversation improvisée. « Faisons le cette fois de cette manière », cette ainsi que le dialogue pourrait se terminer. Il y a quelques exceptions, par exemple sur I’m not Affraid of You and I Will Beat Your ass (2006), nous adorions le son de « Pass The Hatchet », la première chanson de l’album. Mais, ce que nous aimions surtout, c’est que ce morceau marquait une rupture importante par rapport à Summer Sun (2003). On se disait « par quelle manière cool pourrions-nous ouvrir l’albu, et montrer à quel point celui-ci est différent de son prédécesseur ? ». Mais la grande majorité du temps, ces choses arrivent par accident.

Avez-vous enregistré d’autres morceaux qui ne figurent pas sur l’album ?

Il y a trois morceaux en plus. Mais c’est encore trop tôt pour dire ce que nous allons en faire !

Enfin, Si vous deviez donner vos cinq albums favoris du moment ?

1. The FeeliesCrazy Rythms
2. Eleventh Dream DayUrsa Major
3. John Coltrane Live At The Village Vanguard
4. The Pretty Things Parachute
5. V/A Michael Hurley, The Unholy Modal Rounders, Jeffrey Frederick, & The Clamtones. – Have Moicy !

Yo la Tengo – Fade (Beggars/Matador Records)

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