Cinquième effort studio pour Matt Berninger et ses fidèles compagnons de route, plus que jamais seuls au volant de leur rock tempétueux, mais toujours pas en roue libre.


Il arrive une étape cyclique dans la vie de tout groupe où celui-ci, désireux d’indépendance, estime pouvoir se passer d’un producteur. Certains réussissent, d’autres échouent, souvent par manque de recul. Dans les deux cas de figure, il en résulte que la fonction de producteur est un job à part entière qui ne s’improvise pas. De fait, depuis le mitigé High Violet, nous attendions avec appréhension ce cinquième opus de The National. Non pas que Matt Berninger et sa bande nous avaient totalement déçus voilà trois ans en endossant seuls la casquette tant convoitée de producteur – High Violet s’avère même leur meilleure vente à ce jour. Mais tout de même, nous savions les new yorkais capables d’accomplir de bien meilleures choses. Malgré quelques bonnes chansons et la volonté louable du quintet de s’octroyer le contrôle des manettes en studio, High Violet, disque sophistiqué (trop ?) aux émanations gothiques, n’avait pas la profondeur du monumental Boxer. Les subtils arrangements du membre honoraire Padma Newsome et la mise en son dantesque de Peter Katis y manquaient cruellement. Alors, l’idée de retrouver le groupe officiant à nouveau à ce poste stratégique sur Trouble Will Find Me ne nous emballait guère.

Heureusement, on avait oublié cette capacité extraordinaire du groupe de ne pas se défiler face aux difficultés, mais de faire front commun. Les frères Dessner se sont entretemps fait la main en louant leur service sur les albums de Local Natives et Sharon Van Etten (cette dernière débordant même sur son planning pour enregistrer quelques voix sur Trouble Will Find Me). Le successeur de High Violet donne ainsi l’impression d’être un prolongement des travaux précédents, dans une version nettement plus aboutie. Les ambiances se veulent moins pesantes, ou plutôt mieux aérées dirons-nous. Pas de grand renouvellement dans l’ensemble, si ce n’est que le quintet américain persévère dans son rock atmosphérique viscéralement tourmenté esquissé précédemment : les nappes de clavier occupent plus que jamais l’espace, fondant même les guitares dans cet étonnant chaudron sonique. Ce mur du son érigé, massif comme un bloc, occupe l’intégralité du disque. Et pourtant, étonnement, il reste encore dans cette musique dense, limite épique, une grande part d’humilité.

Il y a déjà quelques temps que The National ne nous rentre plus dans le lard comme jadis avec des guitares rêches et combatives. Depuis les intenses « Mistaken for Strangers », « Abel » ou « Available », lorsque Matt Berninger hurlait ses tripes, pris entre deux feux par le duel de manches de la fratrie Dessner. Non, Matt Berninger ne hurle plus. D’un semblant apaisé, ses mots n’ont pourtant jamais été autant imprégnés de cet étrange et succinct mélange touchant de virilité et de doute, sur des chansons toujours sans véritables refrains, plus que jamais mues par une certaine idée du crescendo. Son phrasé démarre rituellement dans les graves pour gravir progressivement des échelons émotionnels (il dit avoir beaucoup écouté Roy Orbison), notamment sur le bouleversant « This is The Last Time », rejoint dans la dernière minute par la présence spectrale de la chanteuse Nona Marie Invie (Dark Dark Dark). Quelques phrases aussi dispersées çà et là s’impriment dans notre subconscient « I survived the dinner And the air went thinner », le premier couplet sur “Humiliation”, et encore une fois une présence féminine qui intervient en bout de course, le visage d’ange Annie Clark (St. Vincent), venu emporter ou soulager le chanteur de sa désespérance.

« Trouble loves Me » chantait le douillet Morrissey. Avec The National, on est plutôt dans l’expectative, « les problèmes me trouveront ». Même dans ces nouveaus jours d’accalmie, le fatalisme reste de rigueur. Même si le groupe a indéniablement appris à cohabiter avec ses démons, et ce disque en est le récit. Il a aura fallu attendre son cinquième album pour que le quintet donne pour la première fois ce sentiment d’assumer sereinement son identité de rocker tourmenté. Et forcément, ce qu’il perd en spontanéité, il le gagne en contrepartie en efficacité, traduite ici tout en intensité graduelle.

Disque bluffant de self-control, limpide de bout en bout comme une épreuve de course de relais Olympique, Trouble Will Find Me nécessite toutefois une poignée d’écoutes avant de prendre toute sa dimension. Car il y a bien quelques purs instants de grâces sur ce disque. « Pink Rabbits », en est peut-être bien le sommet : un piano mélancolique entouré de halos de larsen, baignant le chant de Matt Berninger dans une solitude presque hiératique. On ne voudrait pas abuser de superlatifs, mais le morceau vaut à lui seul l’écoute du disque. En matière de rock, cette vieille relique auquel nous sommes tant sentimentalement attachés, The National est toujours loin, très loin devant.