Avec le remise en selle de ses mythiques Afghan Whigs, Greg Dulli nous révèle les petites histoires derrière chaque chanson de l’album du grand retour, Do to the Beast.


16 ans après l’album testament 1965, les Afghan Whigs sont donc retour avec un nouvel opus. On ne va pas se cacher, cette réunion est bancale d’un point de vue technique. Il ne reste que peu de traces du line up originel formé à Cincinnati, Ohio, hormis le bassiste John Curley. Le guitariste et cofondateur du groupe, Rick McCollum, qui était de la tournée de reformation en 2012, a depuis quitté le groupe avant même de rentrer en studio. Ce qui n’empêche pas Do To The Beast d’être l’un des albums les plus aboutis de toute la carrière de Greg Dulli, qui s’impose plus que jamais seul maître à bord.

La production énorme et son trop-plein d’arrangements déstabiliseront un peu lors des premières approches, surtout pour les admirateurs des sommets des années 90, Gentlemen (1993) et Black Love (1996). Mais passé la grosse artillerie sur deux bravades heavy du début, Do to the Beast réserve quelques pures moments de grâce, porté par un Greg Dulli très en voix, et régulièrement bouleversant – notamment sur la vibrante fuite éperdue « Into the Woods » ou encore la ballade « Algiers » et ses mariachis à la sauce Spector. La seconde partie de l’album prend un surprenant tournant introspectif, Greg Dulli n’a clairement pas encore abattu toutes ses cartes. Ce second acte démarre avec le road trip atmosphérique « Can Rova » (dont on sait d’emblée que le voyage finira mal), puis on enchaîne avec une trilogie finale enlevée et quasi parfaite, sur « Royal Cream », puis « I am Fire » et « Theses Sticks », où se réveillent enfin les vieux démons des années 90.

A l’écoute de ce disque dense et aux titres de chansons cryptiques, il nous a semblé légitime de demander à Greg Dulli de nous le commenter. L’homme, toujours aussi imposant et charismatique (lire notre précédente entrevue en 2006), s’est généreusement prêté à l’exercice, n’hésitant pas à nous accorder spontanément une rallonge sur le temps imparti, malgré un planning très serré. En conteur hors-pairs, il nous raconte quelques passionnantes anecdotes et histoires qui ont inspiré ses chansons, non sans se livrer parfois avec une sincérité qui ne peut laisser personne indifférent. C’est toujours un plaisir que de rencontrer celui que l’on considère comme l’éternel Gentlemen.

The Afghan Whigs


Parked Outside

Greg Dulli : C’est une des chansons qui est née lors des sessions à Joshua Tree, le studio de David Catching des Eagles of Death Metal. Josh Homme, qui est originaire du coin, en a fait son repaire. Tout ce petit monde, c’est un peu une « Désert Mafia ». Bref, pour ce morceau, j’ai commencé à jouer ce rythme à la batterie, et nous avons trouvé un riff, celui sur l’intro avec ce son énorme. Ce sont en fait trois basses jouées simultanément, car l’ampli de guitare avait explosé ! J’ai commencé à chanter dessus, mais en réécoutant le morceau, je n’arrivais pas à m’entendre, le son était si fort. J’ai donc recommencé ma prise, cette fois en criant, et la dynamique de la chanson a changé complètement.
Je garde toujours en réserve des titres de travail pour d’éventuelles chansons. Pour moi, Parked Outside m’évoque une personne en train de dialoguer. Dans la chanson, c’est l’histoire de quelqu’un qui a du mal à oublier le passé. En fait, on ne sait pas trop si cette personne parle à elle-même ou à quelqu’un, c’est ambigu. Le truc pervers de la chanson, c’est qu’elle sonne pour moi comme une thérapie sous forme de cri primal, porté par un rythme d’enfer.

Pinkushion : C’est clairement la chanson la plus « heavy » de l’album. Placée ainsi en tête, elle fait un peu l’effet d’un d’électro-choc.

Greg Dulli : J’aime comment ce morceau commence, il est ce qu’il est, sans une quelconque mise en scène : ça démarre et ça ne s’arrête pas. C’est agressif. J’aime aussi les paroles, qui disent “If they’ve seen it all, show them something new.” Une fois que j’ai écrit ces paroles, je voulais que cette chanson ouvre le disque. Mais je pense que j’ai toujours su, une fois que ce riff est apparu, qu’on ne pouvait pas se contenter de placer sur la 4e ou la 7e piste. Elle devait être en première ligne.

Matamoros

Matamoros est une petite ville située à la frontière du Mexique. A la fin des années 80, il y a eu là-bas une série de meurtres sataniques. Mon ami, Manuel Agnelli, qui chante dans le groupe italien After Hours, m’a raconté une histoire : lors d’un trip à la frontière mexicaine, lui et sa petite amie ont rencontré là-bas un homme originaire de cette ville. Le lendemain, ils sont tombés très malades, et la mystérieuse personne avait disparu. De retour en Italie, le couple s’est séparé. Mais un jour, l’ex petite amie rappelle Manuel : elle avait développé les photos du voyage. Sur l’une d’elles figurait cette fameuse personne : Il était comme déformé sur le cliché, comme un fantôme ou un démon. Etrange coïncidence que cet homme soit originaire de cette ville où eu lieu cette série de meurtres sataniques, où plus de 20 personnes avaient été sacrifiées. Encore une fois, j’avais besoin d’un titre pour cette chanson, et c’était l’occasion rêvée. Je ne pense pas que le morceau parle de Satan, mais cela colore en quelque sorte un peu mes paroles. C’est une chanson très sexuelle, et la partie arabisante au violon est magnifique. J’aime aussi le fait que ce soit un morceau qui dure seulement 2 minutes 30 secs, avec un refrain « catchy ».

It Kills

A ce stade, j’avais en fait une autre chanson liée en quelque sorte à Matamoros. Cette chanson est « It Kills ». Beaucoup de ces chansons sont pour moi liées à des souvenirs qui me renvoient à mon enfance, des gens que j’aime ou que j’ai perdus. Des moments qui m’évoquent quand j’écoutais pour la première fois une chanson à l’arrière de la voiture de mes parents. Ou tout simplement être vivant.

Bref, une amie à moi a divorcé de son mari qui avait une liaison avec une autre. Elle était choquée et ravagée de tristesse par cette situation qu’elle n’avait pas vu venir. Nous en parlions beaucoup au téléphone, et une nuit, elle m’a dit : « cela me tue de le voir aimer quelqu’un d’autre ». Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose pour elle, et j’ai donc articulé son désespoir dans cette chanson, écrite la nuit même. Plus tard lorsque je lui ai joué ce morceau, elle ne se souvenait même pas de m’avoir dit ça… J’aime beaucoup cette chanson, car je n’avais pas à me livrer personnellement, mais je connaissais cette douleur. J’ai réalisé que je n’avais pas besoin de me tuer pour écrire là-dessus. Et curieusement, je l’ai vécu à travers une autre personne. C’est une de mes préférées du disque.

Algiers

Enregistré lors du dernier mardi gras à Algiers Point, à la Nouvelle Orléans. Je vis une partie de l’année à Los Angeles, l’autre à la Nouvelle Orléans. Dave Rosser (Twilight Singers) joue de la guitare sur ce morceau. J’avais écrit une ébauche de ce morceau sur une plage au Mexique, la nuit tombée. J’ai appelé au téléphone Dave et lui ai joué le morceau en direct. Je lui ai dit que je voyais déjà cet intro à la Phil Spector, façon « Be My Baby », et il s’est chargé de rassembler les pièces du puzzle. Cette chanson s’est écrit toute seule. En studios, je peux en général reconnaitre quand je fais des erreurs. Mais cette fois, il y a une erreur lors du passage de la chanson “It’s oh so simple when you know, you’ll know this when it’s time to go”. Ça sonnait tellement bien qu’on l’a laissé tel quel. Je ne pourrais d’ailleurs pas vous la jouer en ce moment même, car je ne connais pas ma partie parfaitement. Ce fut un heureux accident , mais je vais devoir apprendre à la jouer ainsi (sourire).

La partie de chant de cette chanson est venus en dernier. Lorsque le moment fut venu, j’avais en tête à certains crooners comme Roy Orbison, Elvis et même Morrissey. Je n’ai jamais vraiment chanté de cette manière-là, mais je me suis mis dans la peau de quelqu’un d’autre. Certaines personnes me demandent parfois qui chantent sur ce morceau lorsque je leur fait écouter (rires). J’aime aussi le solo au milieu de la chanson, très Crazy Horse. Il y a aussi un p’tit côté western spaghetti, ce pourquoi la vidéo a été tournée dans cet esprit.


The Afghan Whigs


Lost In The Woods

Ma chanson préférée de Do to the Beast. Le riff initial au piano est certainement le plus vieux sur l’album et remonte à cinq ans. Il est venu de nulle part, j’étais en train de chanter quelque part en Louisiane. Je travaillais sur quelque chose d’autre quand ce motif presque jazzy à la Cab Calloway m’a traversé la tête. Je l’ai tout de suite enregistré sur une autre bande. Puis je l’ai laissé de côté, mais j’y revenais une fois par an en me demandant ce que je pouvais bien en faire. Et puis finalement, l’année dernière, l’autre partie est apparue. Une nuit, alors que j’écoutais des choses que j’avais conservées, j’ai rajouté à cette partie ce shuffle de batterie, et tout s’est imbriqué comme par magie ! J’étais tellement fier. Je considère cette chanson comme un de mes meilleurs moments de ma carrière. Alors que le morceau s’est mis en place, c’est difficile à décrire, mais je me suis vu projeté dans la voiture de mes parents alors que j’étais gosse, l’été de mes 10 ans.

Pinkushion : La façon dont vous chantez « baby » sur le refrain sonne si spontanée, comme une première prise improvisée que vous auriez conservée.

Vous savez quoi ? Si j’avais sur moi la démo, je vous ferai écouter les premiers essais vocaux, et c’est exactement ça. J’essaie toujours d’être honnête sur les « scratch vocals », car en général notre réaction initiale est toujours la plus sincère. De toutes les chansons sur l’album, « Lost in Woods » est celle qui puise au plus profond de mon âme, car je pense qu’elle représente la dualité qui est en moi : Il y a quelque chose de triste et de sinistre au début, et puis par la suite, on bascule vers cette sorte d’évasion, d’échappatoire. Ce sont définitivement deux facettes de ma personnalité.

The Lottery

Il y a ce recueil d’histoires courtes écrit par Shirley Jackson (1916-1965) qui s’intitule The Lottery. J’ai lu son livre lorsque j’étais gosse, et puis ne sais plus pourquoi, mais j’y suis revenu récemment. Une des histoires se déroule dans un village, pendant la période des moissons. Tout le monde se réunit pour piocher un papier dans un chapeau. Celui qui tombe sur le papier avec la marque noire gagne la loterie. Mais personne ne veut gagner la loterie. Car celui qui l’emporte doit être sacrifié pour la moisson. Parallèlement, j’avais lu un article sur une exécution publique en Syrie, les victimes avaient été lapidées par des pierres. J’étais tellement choqué que de tels agissements pouvaient encore exister de nos jours. J’ai vu en quelque sorte une parabole avec cette histoire de sacrifice que j’avais lu plus jeune. J’étais très en colère lorsque j’ai écrit cette chanson, et je me suis senti soulagé après l’avoir terminé. Ça va être une super chanson à jouer en concert. Pour l’instant, je n’ai joué que deux de ces chansons de l’album en concert. L’une d’entre elle est la suivante sur la liste.

Can Rova

« Can Rova » a aussi commencé au studio Joshua Tree. En fait, les trois chansons suivantes ont aussi été conçues là-bas. Mais j’y reviendrai plus tard. Bref, il était tard, tout le monde était parti dormir, et je suis resté sur le porche en grattant cette mélodie à la guitare. Les première mots que j’ai chantés ce soir-là sont sur le disque « start the car, check the mirror, Shut the door… ». Ce sont comme des instructions que l’on fait naturellement lorsqu’on monte dans une voiture, mais sans en parler à voix haute. Au fil de sa conception, ce sont devenu des instructions à l’intention d’une personne qui part pour un long voyage. Une fois que j’ai terminé cette chanson, je me suis rendu compte que cette personne prenait le route pour la dernière fois. J’ai clairement écrit cette chanson à la manière d’une histoire.

Royal Cream et I Am Fire

Je vais parler de ses deux chansons, car elles sont partenaires sur l’album. J’avais le riff pour Royal Cream, que j’ai commencé à développer avec le batteur Patrick Keeler (The Raconteurs) à Joshua Tree. J’ai trouvé un arrangement. Après avoir terminé Royal Cream, Patrick a commencé à taper un rythme sur la table (le studio est très petit), qui est devenu la base de I am Fire. Et si vous faites attention, les deux chansons ont le même tempo, mais aussi les mêmes accords, sauf que l’une est jouée à la guitare acoustique. Encore, une fois j’ai demandé à Mark McGuire (Emeralds) d’y rajouter dessus des sons atmosphériques. Cette chanson en particulier, c’est juste moi, Mark et l’ingénieur. J’ai essayé de séparer ces deux chansons, mais elles ne font qu’un, comme le Yin et le yang.

These Sticks

Le titre finale. Je le vois un peu comme un retournement, une sorte de revanche inattendue. Dans le premier couplet, la personne détaille sa vengeance. Dans le second couplet, la victime se venge à son tour sur la première. Enfin, dans le troisième, une nouvelle personne intervient pour prendre soin des deux. Je voulais que les personnes qui cherchent la vengeance s’autodétruisent d’eux-mêmes. Avec cette chanson, j’essayais de m’apprendre quelque chose, qu’un sentiment mauvais ne mène nulle part.

Afghan Whigs, Do to the Beast (Sub Pop/Pias)