Sensationnelle batterie humaine, Merril Garbus nous parle de son détonant troisième album, Nikki Nack. Une pop sur ressort, bigarrée et insaisissable.


En voilà un étrange Zébulon. La californienne d’adoption Merril Garbus est devenue en l’espace de trois ans l’une des emblématiques forces vive de la pop DIY (abréviation de « do it yourself »). Après quelques cassettes confectionnées artisanalement avec son complice et bassiste Nate Branner sous le nom de code tUnE-yArDs, le label 4AD la prend sous son aile et révèle au grand public son univers bariolé. En 2011, son second album WHOKILL provoque une sacrée secousse dans le paysage musicale, en dessinant les nouvelles lignes d’une pop hybride, hautement percussive où s’entrechoquent folk, rock, Afro beat, R&B, punk et funk. Entretemps, signalons que Merril Garbus a produit aussi l’excellent album de Thao & Mirah, lui ouvrant une prometteuse carrière de « productrice », terme peu habituel dans ce milieu très masculin, et qu’elle revendique fièrement.

Nikki Nack, troisième album donc de tUnE-yArDs, devrait encore prendre tout le monde à contrepied. L’album, en partie composé en Haïti, fait pour la première fois appel à deux producteurs sur quelques titres, en la personne de Malay (Alicia Keys, Frank Ocean, Big Boi) et John Hill (Rihanna, Shakira, M.I.A., Santigold). L’ouvrage s’apparente à une jungle foisonnante et sauvage, où les textures electro se font plus prégnantes que sur son prédécesseur WHOKILL. Un disque exigeant, qui demande une implication de l’auditeur, du moins lors des première écoutes. Mais une fois enregistré dans notre cellule grise, Nikki Nack libère ses pouvoirs « afrodisiaques ». Difficile de s’ôter de la tête les tourbillons percussifs que sont « Left Behind », « Stop That Man » et « Wave Fountain »….

Très souriante, Merril Garbus termine régulièrement ses phrases par un éclat de rire, parfois un peu trop nerveux pour cacher une anxiété touchante. Cette personnalité à l’énergie débordante, à la fois sûr d’elle et pétrie de doutes, nous parle de ses remises en question sur son nouvel album. La musicienne nous confesse redouter les conséquences de ses prises de risques. Il était de notre devoir de la rassurer, tant son album est l’un des plus audacieux du moment.

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Pinkushion : Avant tout, que signifie le titre de ce nouvel album, Nikki Nack ?

Merril garbus : C’est le nom d’une femme. Elle apparait sur une des chansons de l’album, « Left Behind ». Je ne suis plus très certain de savoir comment son nom est sorti de mon imagination. Mais j’aime comment il sonne dans la bouche (rires). Tout comme pour mon précédent album, WHOKILL, le mot est très lié à sa sonorité. Mais je pense que Nikki Nack est une femme plus complexe. A l’instar de l’album.

Quel est votre sentiment aujourd’hui sur ce nouvel album, maintenant qu’il est terminé ?

Cela fait seulement deux mois que le disque est terminé. Honnêtement, c’est un peu effrayant d’en parler avec un étranger. Car tout est nouveau. Mais ce que j’essaie de dire, c’est que je commence seulement à le comprendre. Donc je me dis que ça va prendre encore plus de temps aux gens (rires). C’est un disque très dense et complexe.

C’est vrai que c’est un disque dense, il faut plusieurs écoutes pour commencer à le percer. Mais petit à petit, l’énergie déployée devient tellement communicative.

Merci pour votre patience ! Je voulais faire un album qui dure longtemps. Mais cela veut dire en contrepartie qu’il faut que l’auditeur fasse l’effort d’y revenir. Hélas, peu de gens ont cette patience, ou ne souhaitent pas se prendre la tête. Cela sera intéressant de voir les réactions que provoque l’album. Mais je continue à persévérer, je suis confiante sur le fait que j’ai donné le meilleur de moi-même. Et je sens que je m’améliore en tant que musicienne.

Récemment, vous avez diffusé sur YouTube en guise de teaser une sorte de court « Megamix » de l’album. Assez drôle et barré en même temps….

(Elle me coupe) Pourquoi cela me diriez-vous ? (rire) Je marchais un soir, et le refrain remixé de Nikki Nack m’est venu, comme si j’avais un DJ dans ma tête. J’ai pensé à ces DJs reggae qui samplent un petite partie d’une chanson puis passent au suivant pour enfin tout mélanger. Peut-être du fait de ma crainte que cet album soit trop complexe, je me suis dit pourquoi pas le résumer en deux minutes, pour voir ce qui se passe. C’est une chose que d’enregistrer un album, s’en est une autre que de savoir ensuite comment le partager. Habituellement, le premier single joue ce rôle. C’est le morceau qui va toucher le plus de monde, il peut être très efficace ou bien fatal. Sans trop savoir où j’allais en réalisant ce mix, je pense que j’ai voulu donner une idée générale de l’esprit de l’album, un certain sens de l’humour aussi.

En somme, donner un certain goût représentatif de l’ensemble du disque.

Oui, un menu gustatif en quelque sorte (rire).

Vous dites avoir voulu cette fois changer votre approche de composition. Jusqu’ici, vous composiez habituellement à partir de motifs créés avec votre pédale sampler (matériel permettant de s’enregistrer en formant une boucle qui se répète).

Oui, j’ai décidé de ne pas utiliser de pédales d’effets. Juste pour voir. Car je pense que je suis allé au bout des limites avec ce matériel. Cette fois, je voulais utiliser une boite à rythme – je n’en avais jamais utilisé avant. Ou bien sinon trouver une autre façon d’utiliser des pédales sans répéter toujours la même chose. Je voulais développer des possibilités d’écriture plus longues, progression d’accords, ect. Notamment aussi écrire davantage avec ma voix, mes mélodies chantées, qu’elles soient moins dépendantes des rythmes. En fait, c’était un peu comme aller à l’école du songwriting. Je me suis astreint une discipline de fer. Du lundi au vendredi, je m’enfermais dans mon studio et m’imposais des objectifs. Après WHOKILL, j’avais besoin d’aller vers quelque chose de nouveau.

Etiez-vous seule durant ce processus, ou avez-vous fait appel à d’autres musiciens ?

Nate Brenner et moi composons ensemble depuis le début avec tUnE YArds. Il joue de la basse et s’est mis maintenant aux synthétiseurs. Il travaille aussi pour le site Pandora.com, un site de musique en ligne un peu dans le même esprit que Deezer, mais qui établit des playlists spéciales, analysées à partir de la structure des chansons ou des instruments (ndlr : ce site est malheureusement inaccessible hors des USA). Nate apporte donc sa propre expérience dans ce domaine. Lorsque je commence à composer une chanson, je commence habituellement avec le rythme, puis ensuite la mélodie… arrive un moment où trouve que ce que je fais n’est pas bon : Nate alors intervient pour me calmer et me rassurer, y ajoute sa ligne de basse ou et des claviers.

Pour Nikki Nack, vous avez aussi choisi de collaborer avec deux producteurs, chose inédite car en tant vos deux précédents albums étaient dans un esprit DIY.

Ce fut difficile au départ. Difficile pour mon cÅ“ur, j’avais du mal à partager ma musique. Je produis encore beaucoup de morceaux, mais le meilleur moyen de progresser est d’apprendre des autres. Vous apprenez tellement de choses au contact de Malay (Alicia Keys, Frank Ocean, Big Boi) qui a produit deux chansons, « Wait for a minute » et « Hey Life », ainsi que « John Hill » (Rihanna, Shakira, M.I.A., Santigold), qui a travaillé sur le single « Water Fountain ». Le minimum que l’on apprend d’eux ouvre considérablement de nouveaux champs de possibilités. Ce fut donc difficile de me lancer au départ, mais une fois qu’on a commencé à travailler ensemble tout est devenu assez simple. Tout cela aussi est un peu une réaction au fait qu’il n’y a pas de femmes productrices dans ce milieu.

Pourquoi pensez-vous qu’il existe si peu de femmes producteurs dans le milieu ?

Il existe pourtant bien des femmes qui font ce job, mais personne n’en entend parler. Si vous recherchez un producteur avec qui travailler, jamais une femme n’est mentionnée. Pourtant, beaucoup de femmes comme Bjork, M.I.A. ou Santigold, produisent leurs propres albums, mais très peu produisent d’autres artistes. C’est à cause des stéréotypes qui perdurent : la femme doit chanter et l’homme faire tout le reste. Ce n’est évidemment clairement pas le cas. J’ai produit l’album de Thao & Mirah en 2011 et ce fut une délicieuse expérience. Je pense aussi que la profession de producteur est très large. Par exemple dans le hip hop, le producteur se charge du beat, ou dans d’autres cas, il doit faire des choix sur les instruments, les harmonies et les arrangements. En fait, personne ne sait vraiment en quoi consiste ce métier. Ce qui est sûr c’est qu’en tant que producteur, j’aimerai m’impliquer davantage dans cette voie dans le futur.



Merrill Garbus, aka tUnE-yArDs



Pour en revenir sur votre album, le fait d’utiliser une boite à rythme oriente votre musique vers des sonorités plus électroniques. Etait-ce au départ un choix délibéré ?

Oui. J’écoute beaucoup de hip hop et de dance musique au quotidien. Je me suis donc dit que ma musique pouvait aller dans cette direction. Mais comme jusqu’ici ma musique n’avait pas… (elle imite une boite à rythme) la puissance de la boite à rythme. J’ai donc essayé de combiner les deux, mais pas seulement : je voulais une boite à rythme qui sonne comme un vrai kit de batterie, ou l’inverse. J’aime balancer entre électronique et acoustique.

A l’écoute de Nikki Nack, il me vient en tête l’idée d’une pop provoquée par des « accidents heureux ». Essayez-vous parfois de perdre le contrôle de votre musique lorsque vous enregistrez ?

Oui ! C’est une bonne question (en français). C’est la raison même de Nikki Nack. L’album ressemble à une personne seule qui perd le contrôle. Ce qui est effrayant avec ce disque, c’est qu’il vit un peu par lui-même. Le résultat n’est pas comme je l’avais imaginé. Je pense que je voulais faire un disque dance, et puis finalement j’ai fait quelque chose qui n’est pas direct. Donc, peut-être que je ferai un disque dance la prochaine fois (rires). Au final, je ne sais pas si je voulais que ce disque soit un peu incontrôlable, mais dans tous les cas, je sais ce qui est le mieux pour ma musique. Et pour moi, en tant que musicienne, cela signifie de lâcher-prise un petit peu.
Malgré tout, j’espère que dans chacune de mes chansons se trouvent une forme de simplicité. Que ce soit un rythme simple ou un refrain qui peut vous captiver, j’essaie de faire en sorte pour l’auditeur qu’il y est toujours un élément qui le relie ou lui corresponde.

Je suis très curieux d’entendre l’album sur scène.

Moi aussi ! On essaie de les adapter. Nous allons ouvrir pour Arcade Fire en avril (l’entretien a eu lieu le 25 mars dernier), ce sera notre premier concert. C’est fou, n’est-ce pas ? Nate me disait « es-tu sûr de vouloir venir en France ? nous avons encore pas mal des répétitions ! ». Il y a encore beaucoup de travail, mais nous avons un nouveau batteur, qui est de plus une excellent percussionniste, ainsi que deux choristes supplémentaires.

Vous avez acquis une solide réputation scénique avec vos performances scéniques hors-normes et très énergiques. Est-ce que les concerts, le contact avec le public, sont un moyen pour vous d’établir une balance avec vos disques plus expérimentaux ?

Ce sont deux vies totalement différentes. Dans la première, vous êtes enfermé dans une cave un peu coupé du monde. Mais j’apprécie ça, et plus particulièrement après l’album WHOKILL. Nous avions beaucoup tourné, et ce fut bon de pouvoir retourner dans sa bulle. C’est le bon aspect de l’écriture. Mais ensuite, il est temps de revenir à la scène, car après tout ce temps passé à enregistrer et composer, on a tendance à oublier ce que c’est que d’être sur scène et jouer. Ces nouvelles chansons sont intimidantes et difficiles. Mais avec Nate, nous savons comment rentrer en contact avec le public. Nous savons à quel moment nous devons frapper. Alors que sur disque, on peut rendre les choses plus complexes, plus proche de ce à quoi on imagine. D’habitude, j’utilisais mes concerts comme moyen d’écrire des chansons, mais cette fois ce fut vraiment la démarche opposée.

Pour finir, quells sont vos cinq albums favoris ?

Disons ces derniers jours, je dirais:

Who is William Onyeabar ?William Onyeabor
Things Fall ApartThe Roots
ArularM.I.A.
All things must passGeorge Harrisson
Paul SimonPaul Simon

Tune YardsNikki Nack (4AD/Beggars)
En concert à Paris, le 19 mai au Café de la danse






TUne Yards, en concert le 19 mai au Café de la danse, Paris.