Entretien poétique avec l’artiste britannique Benjamin Belinska qui s’est prêté à notre traditionnel questionnaire. Afin de nous dévoiler deux ou trois choses sur lui.


À l’ère de la musique dématérialisée et des échanges virtuels à tout-va, Benjamin Belinska ne veut farouchement rien faire comme les autres. Davantage à la recherche de formes singulières et poétiques pour partager sa musique plutôt que d’avoir recours à une sorte de nostalgie pour tenter d’échapper à un présent qui ne serait pas à la hauteur du passé, ce jeune songwriter anglais édite des cassettes que l’on imagine amoureusement fabriquées dans une pièce dédiée de son appartement de Glasgow. Auteur de chansons attrape–cÅ“ur chantées d’une voix accomplie et cajoleuse, celui-ci vient tout juste de confectionner une nouvelle cassette intitulé Disappearing que le garçon se dit prêt à vous échanger contre des timbres, des fanzines ou même des sucreries, mais surtout contre une oreille attentive de votre part. Car de l’attention, c’est le moins que l’on puisse donner à cet artiste au talent certain.




Quel est votre dernier souvenir de….




Une chute…

Une fois en hiver, une fille accompagnée de ses bagages (assez pratiques me semblait-il) qui voulait attraper le train reliant les quartiers Southside et Partick (Glasgow), a glissé et est tombée dans la neige. Elle portait des chaussures avec de petits talons – très stylées et assez jolies dans leur genre – mais pas aussi pratiques que le reste de ses affaires. Je pense que l’idée était de pouvoir glisser, comme un patineur, de la gare à sa maison … Finalement la police l’a aidée à se relever.

Un anniversaire…

À certains moments, au cours des mois, il arrive que des choses se produisent. Il y a des gâteaux également. Mais tout le monde aime les gâteaux, et on ne devrait pas attendre les anniversaires pour les faire. Peut-être aurions nous dû en célébrer la semaine dernière – nous étions alors en vie, n’est-ce pas ? Cela ne suffit-il pas? Je voudrais célébrer le début de cette phrase et la fin de cette interview.

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Un goût…

Personne ne possède ses propres goûts. Ils ont soit perdu leur langue ou leur esprit. Un livre de cuisine vous dira quoi cuisiner, un magazine vous dira quoi lire, regarder ou écouter … Il suffit de dessiner une carte pour être perdu… Mais si vous savez où vous êtes et où vous allez, vous n’avez pas besoin de carte. Cependant, le kvas de mon grand-père était délicieux (ndlr : boisson fermentée russe, légèrement alcoolisée).

Un ami d’enfance…

Quand j’avais huit ans, Alyosha voulait que j’ai la même coupe de cheveux que lui – tondu de partout, excepté la frange qui elle avait été laissée longue (comme une sorte de mèche, vous voyez). Je ne voulais pas ressembler à cela. Pas plus que je ne voulais enfourcher un BMX et tirer avec un pistolet pour enfant. À la place, j’aimais me retrouver sous la pluie et regarder les abeilles … Il y avait quelque chose de troublant à propos de son quartier. La violence latente des autres enfants, la tristesse provenant du fait de se rendre compte qu’il s’agissait d’une génération abandonnée. Ces enfants n’avaient rien devant eux et ils le savaient probablement.

Un regret…

Il y a quelques mois, j’ai rassemblé quelques CDs appartenant à mon adolescence avec l’idée d’aller les échanger dans un magasin de musique du coin. Je suis entré et l’homme derrière le comptoir portait une moustache, une queue de cheval et avait le look « défait » de quelqu’un qui écoute de la musique de synthétiseur de seconde zone toute la journée. La manière très froide qu’il a eu de trier mes disques (devenus soudainement précieux pour moi) et l’offre bien en dessous à laquelle je m’attendais, (j’avais imaginé qu’avec une pile de compilations gratuites provenant du NME, j’aurais pu obtenir des disques de Trojan records ou de chez Bluenote, hélas). Cela a été suffisant pour me décider à les récupérer. Je n’avais pas réalisé à quel point ils avaient pu compter dans mon passé.

Un lieu…

Rovna en République Tchèque. Un tout petit village situé dans le sud. La maison de mon grand-père surplombait les plaines. Je me souviens avoir été amené là, enfant, en automne. Les couleurs étaient le blanc du ciel, le brun du seigle et le vert pour les sapins. Cet endroit sentait les fleurs et la neige. C’était extrêmement calme, on pouvait entendre le cri d’un faisan invisible dans les champs, ou bien le grondement sourd des coups de feu des chasseurs tuant les bécassines dans le marais. Parfois un cirque venait. Il y avait toujours foule, la plupart des femmes en houppelandes avaient la mine renfrognée. Ce n’était pas terrible. Un homme avec des lunettes rondes et un chapeau en feutre marchait en équilibre sur une corde tendue. Il est tombé une fois, car quelqu’un lui avait crié de faire attention.

Un étranger (rencontré ou imaginé)…

Jiri, le petit ami de ma grande-tante, est arrivé une nuit à Rovna avec le visage décomposé d’un homme de 70 ans, une vieille veste d’une cinquantaine d’années, de la peinture dans ses cheveux et une paire de Nike neuves avec des lacets fluorescents verts aux pieds. Il avait enseigné à l’université de Prague et était à présent à la retraite. Apparemment, il s’était assis près de la rivière toute la journée avec son chevalet à peindre des arbres. Ma grand-tante se servait de lui uniquement pour décorer sa cuisine, mais il ne semblait cependant pas le savoir.

Une pensée négative…

À Crosshill, Glasgow, j’ai vu une fois un petit garçon de sept ou huit ans courir après deux autres petits garçons dans la rue avec un pied de chaise. Il hurlait et semblait contrarié. Les autres se sont enfuis en gloussant. Le petit garçon est passé devant moi et s’est arrêté devant une fenêtre ouverte où était assis un jeune chat. Il a caressé le chat tendrement tandis que depuis la maison, on pouvait entendre la voix de sa mère le questionner à propos d’une histoire de vélo. « Où sont les bicyclettes ? », lui avait-elle demandé sans tendresse, de manière très agressive.

Un train…

Il y a un train qui relie Chartres à Brou. Il passe par Illiers-Combray, là où Marcel Proust a passé ses vacances d’été durant son enfance. À présent, la mairie a décidé de diffuser de la dance music grâce à des haut-parleurs fixés aux maisons des gens afin de faire plaisir aux jeunes les samedi après-midi. Excepté que ces derniers ne semblent pas y prendre du plaisir (apprécier) car ils sont tous dans le train à parler de scooter et de la manière dont un jour ils posséderont un magasin de chaussures afin d’acheter la chaîne en or la plus grosse du monde.

Un long moment d’attente…

Sous un pont de Rovna, il y a un étang rempli de crapauds. Parfois en été, ils sont très agités et font beaucoup de bruit. Dans cet étang, vit aussi un ragondin. Il se tient tranquille et aime nager autour du périmètre, tel le seigneur de l’étang. Un jour, ma grand-mère a fait un gâteau et j’ai pris la décision de le donner au rat. Nous sommes allés au pont et nous l’avons jeté dans l’étang en prenant soin qu’il tombe à l’endroit où le rat d’eau aimait nager. Nous avons attendu et attendu encore. Il l’a contourné en nageant, comme si celui-ci n’existait pas. Apparemment, les rats d’eau n’aiment pas les gâteaux secs, même réhydratés par l’eau de l’étang.

Bob Dylan – Another side of Bob Dylan
The House of Love – CRELP34
Étienne Daho – La notte la notte
Elvis Costello – This year’s model
The Magnetic Fields – The charm of the highway strip