La livraison annuelle des brooklynois nous arrive débarrassée de toute aspérité : mue légitime d’un groupe parangon de l’indie-rock ou crime de lèse-majesté au royaume du DIY new-yorkais ?



Le cÅ“ur créatif de Woods est composé de son chanteur/guitariste, Jeremy Earl, et de son producteur Jarvis Taveniere (qui officie également comme second guitariste lors des tournées). Le partage des rôles est donc clairement établi, Earl assurant toutes les parties de guitare en studio (quand il ne préside pas aux destinées de Woodsist, label riche d’une petite centaine de références, dont jadis Kurt Vile, Ducktails ou l’ancien compagnon de route Kevin Morby), tandis que Jarvis apprend celles qui ne peuvent être jouées en chantant, en vue des concerts du groupe. Les deux se rencontrent sur les bancs de la faculté new-yorkaise qu’ils ont fréquentée ensemble il y a 15 ans, et Jeremy intègre alors le groupe de Jarvis en tant que batteur. Taveniere s’étant progressivement principalement consacré, avec une réputation grandissante, à ses talents de producteur, il a pu mettre ces derniers au service du falsetto caractéristique de son alter ego. Cette voix de tête qui rend Woods immédiatement reconnaissable.

L’entente amicale et la complicité musicale des deux cerveaux de Woods n’est assurément pas un frein à leur productivité. City Sun Eater In The River Of Light est leur 9ème album en autant d’années. Le précédent, l’acclamé With Light And With Love, voguait entre balades folk et saillies psyché plus abruptes, à l’image du morceau-titre, envolée irrésistible à forte tendance kraut, que l’on retrouve aujourd’hui sur l’atmosphère presque angoissante de « I See In The Dark ». City Sun Eater In The River Of Light s’impose comme un digne successeur, et affiche une nouvelle progression dans la maîtrise des compositions et de la production. La démarche est légitime et le résultat cohérent, alors doit-on regretter que le groupe coupe avec ses racines Lo-Fi ? D’une part, cela n’est pas vraiment nouveau, et si rupture avec le DIY il y a, celle-ci a été progressive : en 2012, Bend Beyond prenait déjà ses distances avec les premières réalisations artisanales du groupe, enregistrées dans son garage. D’autre part, il serait ingrat de reprocher à un groupe de profiter pleinement de son premier enregistrement intégral en studio.


Ce parti pris assumé, le rendu de ces dix titres produits avec beaucoup de soin peut surprendre, voire échauder à la première écoute : le psychédélisme un peu crasseux et rugueux a laissé place à un son ample et limpide, à une instrumentation enrichie (les flûtes lointaines et tremblotantes de « Hang It On Your Wall », les bongos de « The Take », les maracas de « Politics Of Free » ou les guitares wah-wah de « Hollow Home »), à des arrangements chatoyants et à des influences élargies, qui lorgnent vers l’éthio-jazz, le reggae ou le ska, et naviguent sur des chemins de traverse qui peuvent mener à Lee Scratch Perry (« Can’t See At All », qui mêle un riff syncopé à des basses et des orgues typiques du dub). Tout en gardant cette spontanéité, cette décontraction dans la composition (le tempo chaloupé de « Creature Comfort »), et cet enthousiasme communicatif à arpenter les trésors de l’americana et du folk bucolique, Byrds et Neil Young en tête, sans se priver de quelques détours plus psychédéliques.

Le premier titre du disque, « Sun City Creeps », incarne la nouvelle direction prise par le groupe new-yorkais, et se l’apprivoise avec un naturel désarmant, doublé d’une patte experte. Passé la sensation de surprise et de désorientation née de ces cuivres qui ouvrent le morceau, on s’abandonne à ce groove flottant, rythmé par une basse slappée et baigné d’effluves africaines. Et l’on se rappelle, tandis qu’un riff nerveux de guitare ne vienne se transformer en un solo saccadé, que Woods excelle toujours dans les contrastes rythmiques des différents instruments.

Woods parvient donc à construire une alchimie entre ses bases stylistiques et des horizons exotiques, grâce à la voix de fausset de Jeremy Earl, qui se fait encore plus douce qu’à l’accoutumée (avec le risque de verser dans une trop grande préciosité, comme sur « Hang It On Your Wall »), et à une douce mélancolie, autre marque de fabrique du groupe (« The Other Side », où résonne une légère amertume). « The Take » s’élance sur des percussions afro, puis la chanson bascule dans une envolée psyché à la faveur d’un motif de guitare distordu, adouci par des cuivres voluptueux. Le patrimoine folk US est célébré sur « Morning Light », sur laquelle une pedal-steel offre des réminiscences de la country psychédélique des Flying Burrito Brothers. Et plus tard, « Politics Of Free », qui pourrait être taillée pour les radios et les festivals, a des faux airs de protest song des années 60.

Les prochains mois nous diront si City Sun Eater in the River of Light a accentué la notoriété de Woods, ou s’il l’a détourné d’une partie de son auditoire. Si l’on en croit Jeremy Earl, le groupe aurait réussi à faire émerger sa vraie personnalité. Voilà une manière de répondre à l’éternelle question de l’authenticité de la démarche artistique.