Rencontre avec le songwriter et multi-instrumentiste américain à l’occasion de la parution de son 14e album, le bien nommé My Finest Work Yet (Loma Vista). 


Un disque qui affiche sa satisfaction artistique dès son titre peut paraître prétentieusement risqué pour son géniteur. Mais dans l’autre, pas tout à fait non plus si la sincérité se pose également là. Car Andrew Bird c’est un peu cela, un drôle d’oiseau dont l’intégrité artistique teintée de fantaisie nous font du bien depuis près de vingt ans. En grattant le vernis, la chose est évidemment un peu plus complexe : Andrew Bird ne se gargarise pas lui-même, le propos est ailleurs. Au-delà d’avoir cette fois particulièrement soigné la forme – sans esbroufe – avec le producteur californien Paul Butler (Devendra Banhart), Mr. Bird n’a pas non plus négligé le fond : les paroles de ce nouvel album sont imprégnées par le contexte politique trouble de son pays depuis l’élection de Donald Trump en 2016 ainsi que les manifestation d’extrême droite à Charlottesville (Virginie) en 2017. Explications en détail avec le poète siffleur.

Pinkushion : Avant tout, on tient à vous féliciter pour ce titre d’album qui facilite notre métier de journaliste (rires). Il me revient en tête un autre titre d’album dans le même esprit, celui du groupe Faith No More, qui avait sorti il y a 20 ans Album of the Year. (rires)

Andrew Bird : Je me souviens également de cet album. Pourquoi pas ? C’est ce qui s’appelle aller droit au but. (sourire)

Blague à part, vous êtes manifestement  très satisfait de ce nouvel album.

Tout à fait. Evidemment, chaque album est différent et spécial pour moi. Mais cette fois, il y avait une urgence à l’écrire et l’enregistrer. Je ne pouvais pas attendre plus longtemps. Nous l’avons enregistré dans des conditions très live, sur bandes analogiques, aux studios Barefoot Recordings de Los Angeles. Lorsque les sessions studios furent terminées, tout était dit, il n’y avait rien de plus à ajouter.

Du fait de cette urgence, avez-vous écrit les chansons durant l’enregistrement, avant d’entrer en studios ?

Non, j’ai tout écrit avant. A vrai dire, je n’apprécie pas vraiment d’être en studios, je préfère être sur scène. J’aime que les chansons soient toujours fluides et changeantes. C’est pourquoi les musiciens avec qui je joue sont des musiciens issues de la scène jazz de New York, tels que le batteur Ted Poor et le bassiste Alan Hampton. Même si je ne joue pas de jazz, c’est cet esprit que je recherche, essayer de capturer ce moment de créativité de l’instant, encore et toujours.

Parlons si vous le voulez bien de la pochette de l’album, vous y apparaissez dans une version revisitée de la célèbre toile de David, La Mort de Marat (1793). Pourquoi ce choix ?

C’est une toile qui date de la révolution française. Pour ceux qui ne connaissent pas le contexte historique, elle représente l’image d’un poète sur son lit de mort. Cette image du poète qui souffre, entouré d’un bain de sang, écrivant ces derniers mots, me parlait beaucoup.

La chanson “Bloodless”, a été le point de départ de cet album. Elle a été écrite entre l’élection du président Donald Trump en 2016, et les manifestation d’extrême droite à Charlottesville (Virginie) en 2017.

Cela m’a pris du temps pour trouver le moyen d’écrire sur ces sujets d’une manière qui ne soit pas partie prenante du brouhaha ambiant. Je voulais établir une conversation avec différents points de vue. Ces événements sont tellement explicites, et écrire une chanson politique là-dessus en 2019 est forcément différent de 2016. Je pense que les gens se fermeront si on est trop direct dans l’approche, ils ont déjà trop entendus de choses là-dessus. Je voulais donc faire très attention entre la métaphore et la réalité, les événements actuels. Mais avec “Bloodless”, je suis allé bien plus loin que je ne le fais d’habitude. J’évoque aussi la guerre civile espagnol.

Vous évoquez aussi la mythologie grecque.

J’en parle effectivement dans « Sisyphus ».

Et « Olympians » ?

Seulement dans le titre (rires). J’utilise l’histoire pour essayer de parler des événements d’aujourd’hui, et pour aider à essayer de comprendre ce qui se passe. L’histoire se répète mais les gens ne tirent pas de leçons de celle-ci. Je vous parlais de la guerre civile d’Espagne, non pas parce que je pense que Trump est pareil que Franco, mais plutôt comme une sorte de prévention. La gauche espagnol est tellement fracturée, cette perte d’identité politique est une des causes de leur perte en 1936. La gauche anarchiste combattait  les communistes… cette chanson va dans le sens d’une réunion entre les différentes gauche.

Nous vivons actuellement une période trouble qui affecte non seulement les Etats-Unis, mais également le monde. Si vos paroles évoquent la situation des Etats-Unis, on remarque qu’elles peuvent parler à nous Européens, et de s’y identifier.

Tout à fait. Le fascisme en Europe ne date d’il y a pas si longtemps. La forme est différente aux USA, mais le fond reste le même.

Vu d’Europe, Trump donne l’impression d’être une farce, un « entertainer » qui ment éhontément. Difficile de faire la part des choses entre le vrai et le faux.

J’essaie d’expliquer ceci sur la chanson « Fallorum » : en imaginant si Trump n’était pas humain mais un algorithme qui récupère les pires impulsions qui polluent le pays. Il incarne une vitrine parfaite pour matérialiser la haine des gens. Tout cela bénéficie à cet égomaniaque.  Mais encore une fois, je ne fais que suggérer que nous devons réaliser que nous jouons aussi un rôle important dans cette situation . J’essaie malgré tout d’être optimiste, ce n’est pas constructif de seulement dire “Fuck Trump”. Utiliser la rage contre la rage n’est pas une solution. C’est pour cela que je souhaitais que la musique sur cet album soit la plus attirante possible. Toutes les chansons de l’album sont liées, à l’exception je dirais de deux chansons, “Olympians” et “Cracking Codes” qui sont plus romantiques et personnelles.

Effectivement, les paroles sont sombres, mais la musique demeure plus légère et varié, avec des ambiance gospel, blues et jazz. C’était important d’établir cette balance ?

J’ai toujours été intéressé par les mélodies que j’entends dans ma tête. Les textures et les tons que j’utilisent dans mes chansons sont une chose, mes paroles sont une autre. Je suis musicien, je ne pourrai simplement pas me contenter d’être un instrumental, j’aime aussi chanter, et je peux être obsédé par l’écriture de paroles.

Ce que je veux dire par là, c’est que la musique est involontaire, tandis que l’écriture des paroles se veut une approche différente.

Vous avez enregistré quatorze albums à ce jour, sans compter vos disques plus expérimentaux. L’inspiration ne semble pas être un problème pour vous.

Je sors des albums de chansons tous les deux ou trois ans, avec chaque fois en moyenne dix et douze compositions auxquels je consacre beaucoup de temps. Puis entre ces périodes, je fais ces disques qui sollicitent ma curiosité en tant que musicien, ce qui me permet d’exercer d’autres parts de moi-même, d’être plus libre comme par exemple la série Echolocations. Je ne sais pas ce que sera le prochain, mais ça me rend heureux de le faire.

Chose étonnante dans votre carrière, vous être un musicien très constant. Certains artistes font une pause, disparaissent quatre, cinq voire sept ans. Cela n’est pas votre cas.

Le fait est que, plus j’essaie d’être relax, plus j’écris. Lorsque je pars en vacances, j’écris plus que lorsque je suis à la maison.

Est-ce donc facile de concilier votre carrière et votre vie de famille ?

Je me sens très impatient lorsque je suis “plein” créativement parlant. J’éprouve alors comme une urgence, je dois enregistrer dans la semaine ce que j’ai dans la tête. Je ne sais pas pourquoi, je ne pouvais plus attendre de faire ce disque. J’ai attendu un an ensuite, mais je ne voulais pas partir en tournée dans la foulée. Car comme vous l’imaginez, c’est dur pour l’équilibre familiale. Mais lorsqu’il se passe une semaine sans que je joue de la musique ou donne un concert, quelqu chose ne va pas. Je ne me sens pas bien.

C’est un peu comme une drogue, l’effet de la dopamine peut-être (sourire).

Peut-être. J’aime penser qu’il y a quelque chose qui nous nourrit constamment.

Crédit photo : Amanda Demme

Vous évoquez votre projet instrumental Echolocations. Deux ans en arrière, vous avez sorti la deuxième partie intitulé River. Considérez-vous ces disques comme un laboratoire pour vos chansons, ou bien une autre partie de votre facette musicale que vous avez besoin d’extérioriser ?

C’est intéressant. Peut-être par exemple que la mélodie d’Archipelago figurent sur River. Mais ce n’était pas l’intention en fait. Sur ce disque, je jouais ce qui me venait en tête dans l’instant, j’essayais de travailler à partir d’aucune idée, spontanément, de réagir à l’environnement . C’est simplement une question de pure curiosité. D’ailleurs généralement, lorsque je me fie à mon instinct, ma propre curiosité, celle-ci aboutit à des projets réussis.  La spontanéité est le dénominateur commun, comme par exemple avec Live From The Great Room et Echolocations.

Il y a tout de même un dénominateur commun sur Echolocations, le monde de la nature.

D’une certaine manière, en effet. Le fleuve de LA dont je m’inspire pour The River, n’est pas vraiment naturel à vrai dire. Les environnements dont je m’inspire sont un mélange de nature et de structures architecturales. Par exemple, le prochain Echolocation sera inspiré par les tunnels militaires de San Francisco construits dans les années 30 et 40.

J’aimerai vous poser une dernière question : l’ex leader Talk Talk Mark Hollis est décédé il y a quelques jours (l’entretien s’est déroulé début mars). C’était un musicien discret et effacé, qui a volontairement disparu de la circulation après son unique album solo paru voilà 20 ans. Il aimait privilégier silence et de l’espace dans sa musique.  Est-ce que la notion d’espace dans la musique vous inspire aussi ?

Je ne peux pas dire que j’étais inspiré par Mark Hollis. Beaucoup d’amis m’ont conseillé d’écouter Laughing Stock et Spirit of Eden, mais ça ne me parlait pas vraiment à l’époque. Mais j’apprécie ce qu’il faisait. Il y a de ça quinze ans en arrière, lors de mes voyages à travers le pays, j’ai vécu quelques temps seul dans une grange. Je pense que si je ne l’avais pas fait, je n’aurais certainement pas continué dans la musique jusqu’à aujourd’hui. Ce que j’ai découvert en vivant seul dans cette grange, c’est que non seulement la musique peut affecter ce que l’on voit de manière cinégénique, mais l’inverse également : l’environnement peut influencer la musique que l’on crée.

Lorsque j’étais plus jeune, vers l’âge de 15 ou 16 ans, je suis devenu obsédé par le ton, la résonance et l’acoustique. J’aimais aller dans des espaces auditoriums ou dans des églises pour jouer la même note sur mon violon pendant deux heures. Je cherchais la fréquence du lieu à travers une note. Je prenais un énorme satisfaction à jouer ainsi. Peut-être que Mark Hollis parlait de la même chose avec le silence. 

Andrew Bird, My Finest Work Yet (Loma Vista / Concorde Music) 

En concert au Trianon (Paris) le 14 juin 2019.