Rencontre avec Fabio Viscogliosi, musicien, écrivain, dessinateur et peintre, à l’occasion de la sortie de son album « Rococo », paru fin octobre. 


Fabio Viscogliosi est de la trempe de ces artistes dont le travail demeure complètement à part et d’une simplicité désarmante quel qu’en soit le mode d’expression. Depuis 2007, année de sortie du  troublant album Fenonomo, la lumière s’est ainsi davantage posée sur ses trois romans publiés chez Stock, et son travail pictural en tant qu’artiste, également connu pour la dizaine de bandes dessinées éditées sous son nom depuis les années 1990. A l’été 2019, la musique remonte pourtant à la surface de sa production artistique avec la sortie du solaire et élégant single « Peplum », annonçant alors la sortie imminente de son troisième album.

Rococo paraît le 25 octobre dernier, en tant que premier élément d’un jeu de miroirs regroupant la sortie d’un quatrième opus, Notte, pour l’année 2020.  Chanté principalement en français, une nouveauté pour lui, ce troisième album prend le temps de laisser se déployer des chansons aussi sobres qu’essentielles.

Rencontre avec un artiste qui nous emmène à la découverte de ses grands espaces.


Pinkushion : Rococo est votre troisième album solo, paru 12 ans après Fenomeno. Comment s’est passée l’écriture des chansons qui le composent alors que vous menez parallèlement plusieurs activités en tant que dessinateur, peintre, auteur de romans et de bandes dessinées ?

Fabio Viscogliosi : Toutes ces années, j’ai été énormément absorbé par mon travail d’écriture, de dessin et de peinture. Mais la musique était toujours présente. J’en fais quasiment quotidiennement. Avec le temps, des chansons commençaient donc à s’accumuler. L’impulsion de Rémy (N.D.L.R. Rémy Poncet, connu sous le nom d’artiste de Chevalrex) avec son label « Objet Disque » a été déterminante. On a commencé par rééditer un premier disque que j’avais fait il y a des années (Big Yum Yum, paru en 1995 et réédité en 2015). Ça a été le début d’une conversation entre nous qui a débouché sur l’album Rococo.

J’ai une méthode de travail et d’enregistrement assez artisanale. Je fais beaucoup de choses tout seul. Mon studio est à côté de mon atelier de dessin, ce qui fait que je n’ai cessé de travailler épisodiquement sur les morceaux pendant toutes ces années. Même si, au fil du temps, le processus s’est accéléré. Je me suis alors de plus en plus immergé dans ces titres.

Votre studio est juste à côté de l’endroit où vous dessinez. Comment circulez-vous d’un médium à l’autre, du dessin à la chanson ?

Tout cela me permet d’avoir des respirations. Si j’étais uniquement musicien, peut-être que je connaîtrais une saturation. Le dessin et l’écriture des chansons me permettent d’avoir des formulations différentes. Les deux se complètent. Après avoir travaillé plusieurs heures sur des dessins, j’ai une vraie envie de jouer de la musique. Ce ne sont pas les mêmes médiums évidemment mais j’y trouve des échos et des complémentarités. Il y a des passerelles entre les deux, et je pense que ça m’aide aussi. Depuis l’adolescence j’ai toujours alterné entre dessin, écriture et musique. C’est mon mode de fonctionnement quotidien.

On retrouve sur toutes vos pochettes d’albums vos dessins. Est-ce pour vous une manière de faire le lien entre vos activités ou diriez-vous que votre travail artistique global se décline naturellement sous une forme chantée et une forme dessinée ?

Rien n’est forcé ou calculé. Tout cela vient assez naturellement. Il y a un seul travail, global. Je ne suis pas un « touche-à-tout », dans le sens où je ne saute pas d’un genre à l’autre. Mes dessins apparaissent en effet sur la pochette du nouveau disque. C’est aussi une demande des gens qui m’entourent, et qui sont contents de trouver ces dessins associés à ma musique. Au final cet objet me ressemble et essaie d’être le plus honnête possible. Il reflète ce que je peux faire, littéralement.

© Philippe Lebruman

Les morceaux qui composent Rococo ont été, pour une partie, composés pendant ces douze années de silence discographique. Notte, votre quatrième album, sortira déjà dans le courant de l’année prochaine. Comment s’est passée la sélection des morceaux pour ces deux nouveaux albums ?

De manière très intuitive, en échangeant avec mon label. On voulait faire des disques assez courts, d’une dizaine de titres, avec plusieurs volumes, ce qui se rapproche justement de ma pratique artistique quotidienne. L’idéal pour moi serait presque de sortir un album tous les six mois ou tous les ans, un peu à la manière d’un journal. C’est comme ça que je fonctionne avec mes dessins, j’en fais tous les jours, et puis je les rassemble pour constituer un livre ou une exposition par exemple. De la même manière, ces chansons puisent dans ce même flux artistique.

On a essayé de trouver pour Rococo une certaine unité entre les chansons, quelque chose qui dessine une sorte de « paysage » et qui aurait sa cohérence. Tout cela est très intuitif. Pour refaire une analogie avec le dessin, après en avoir fait cinquante par exemple, j’ai l’habitude de les poser par terre et je peux alors commencer à créer des ensembles qui vont à la fois se répondre et se compléter. Sur cet album, je vois aussi mes morceaux comme cela. Ils se répondent et ils ont quelque chose à voir ensemble.

Vous parlez de paysage, et à l’écoute de vos chansons on ressent justement une forme de contemplation. Dans le clip de « Peplum », on trouve des paysages de Sicile il me semble ?

Le clip rassemble des images de plusieurs endroits de France et d’Italie. Mais on peut s’imaginer que c’est uniquement la Sicile, pourquoi pas ! C’est très bien d’ailleurs car l’idée du clip n’est pas d’être réaliste ou littérale. Chacun peut y associer des endroits, des situations. Il y a en effet des indices de Sicile qui y sont semés, on aperçoit notamment dans un livre une photo de la ville de Taormine.

Rococo, c’est le nom de votre album. Et il formule un joli paradoxe je trouve car, à son écoute, on a plutôt l’impression d’une sorte de très beau dépouillement, que ce soit au niveau de la structure des chansons ou des arrangements, qui laissent les chansons respirer. Vous êtes d’accord ?

Oui complètement. Il y a plein de petits paradoxes sur ma manière de faire des chansons. Je traite les sons et les mots de manière très concrète. Je les prends pour ce qu’ils sont, je ne cherche pas à leur trouver une symbolique. Et en même temps, j’aime bien que tout ne soit pas donné quand on écoute le résultat final. J’aime qu’il y ait suffisamment d’espace pour que celui ou celle qui écoute la chanson la comble avec des éléments implicites.

Un jeu apparaît également avec le mot « rococo » qui renvoie à quelque chose d’assez chargé, quand on pense au « style rococo ». Alors que ma musique est plus dépouillée. J’aime ce genre de paradoxe. Même si c’est davantage le mot « rococo » qui est à l’origine du titre de mon album, plus que le « style rococo ». J’aime le côté rythmique, musical, un peu burlesque et étrange de ce mot, qui pourrait être une exclamation face à ce qui nous dépasserait, par exemple : « l’univers est un peu rococo ! ». Il correspond à mon état d’esprit. Ce mot est aussi à l’origine en lien avec ce qu’on appelait les « rocailles », ces micro-jardins que l’on agençait devant sa maison. Un jardin qu’on fabrique et dans lequel on installe des cailloux, des plantes. Dans mes chansons, j’installe des sons, des mots.

Dans cet album, j’aime en tout cas qu’il y ait des éléments qui viennent se contrebalancer, entre le titre qui peut renvoyer au trop-plein du style rococo et le dépouillement de mes chansons. Je n’aurais pas pu appeler mon album « Le grand horizon » par exemple ! Ça aurait été trop redondant par rapport à ma musique. Il y a une dimension ludique aussi : créer une sorte de choc électrique entre le mot « rococo » et son utilisation.

En 2014, vous avez publié un roman intitulé Apologie du slow (ed. Stock). A l’écoute de vos chansons, on se demande si la lenteur est quelque chose d’important pour vous ?

J’ai toujours bien aimé certaines musiques réputées lentes. Quand j’étais adolescent, j’aimais les morceaux lents, j’avais l’impression qu’il y avait de l’espace à l’intérieur et qu’on y entendait des détails qu’on ne trouvait pas dans les morceaux plus rapides, que j’écoutais aussi. Dans les morceaux lents, il y a une forme d’étirement assez hypnotique.

A quels artistes pensez-vous ?

N’importe quel artiste, dans les années 60/70 par exemple. Il y avait en général à cette époque, sur chaque face d’un même album, un morceau slow qui allait venir tempérer les morceaux plus rapides, même chez les Beatles.

Quand j’écrivais le livre Apologie du slow, c’était surtout une réflexion sur la vitesse, la durée des choses, toujours très subjective et relative pour chacun. Les perceptions varient beaucoup à ce sujet. En musique, le tempo qu’on appelle « lent », on le règle toujours beaucoup par rapport à la vitesse du cœur. Un tempo à 60 ou 70 va sembler normal. Avec un tempo à 120, c’est comme si on se mettait tout d’un coup à courir. On fait donc cette association anthropomorphique, entre un tempo à la bonne vitesse et notre propre cœur. Toutes ces données de vitesse ou de lenteur sont très subjectives. Alors que, par rapport à quoi le slow est-il slow finalement ?

Cet album va à votre rythme en tout cas ?

Oui, mais ça ne veut pas dire non plus que toutes mes musiques à venir seront lentes. Le fait est que, quand on joue avec des musiciens, il est assez difficile de jouer lentement. On a toujours tendance à vouloir accélérer un peu. Mais ce qui est bien dans un tempo lent, c’est qu’on y découvre des interstices qui peuvent être très intéressants. Mais, attention, je ne manifeste pas pour que tous les tempos soient ralentis ! (rires) Ce n’est pas une revendication de ma part. Il y toujours des choses que l’on fait malgré soi, comme le rythme auquel on parle. Ce n’est pas tout le temps une décision, donc. Les morceaux viennent à ce rythme-là, et je le constate.

© Philippe Lebruman

Sur Rococo, vous chantez presque intégralement en français, alors que sur vos précédents albums vous utilisez uniquement la langue italienne. Pourquoi ce changement ?

Avant on me posait souvent la question inverse, quant à mon choix de l’italien. J’ai beaucoup composé dans cette langue à l’époque de mes deux premiers albums, de manière assez naturelle. Encore une fois ce n’était pas quelque chose de réfléchi ou revendicatif. C’était simplement le fait de mon histoire. Il se trouvait que j’avais perdu mes parents, dans des circonstances très dures. Ces origines italiennes dans lesquelles j’ai baigné toute mon enfance étaient alors remontées dans mes chansons, ce qui avait donné les albums Spazio et Fenomeno. Et puis, écrire des livres en français m’a assez naturellement permis de pouvoir me confronter à cette langue et de passer avec souplesse de l’une à l’autre, alternativement, selon les besoins, les heures et telles que les choses viennent.

D’autre part, je pense que ce changement est une bonne chose. J’étais un peu catalogué comme « l’italien ». Ce qui était très bien, je n’ai aucun problème avec ça. Mais il se trouve que je vis en France, et parfois il est bien de ne pas être uniquement singularisé par rapport à ses origines, et de casser un peu cette étiquette.

Ce qui est intéressant entre ces deux langues, c’est qu’elles n’ont pas les mêmes sonorités. Elles permettent de faire des choses différentes dans leur mécanisme et leur résonance. Donc j’aime bien avoir un morceau en italien, puis un morceau en français. Ce qui me gênait parfois avec le français c’est que, par sa dimension littéraire, on insiste trop sur le sens des choses. Alors que c’est moins le cas dans d’autres langues, qui ont un rapport plus musical. Et moi, je peux être un peu gêné par le sens trop littéral que peut avoir une chanson. J’aime bien que les choses restent assez ouvertes. J’aime par exemple répéter un mot jusqu’à ce qu’il devienne abstrait, comme une sorte de mantra. Sur le morceau « Les yeux », la répétition d’une phrase par un chœur crée une sorte d’abstraction à l’intérieur-même du sens du mot.

Ça n’a pas été évident pour vous de trouver avec le français cette souplesse que vous aviez avec l’italien, cette recherche moins directe de sens ?

En fait, je pense que l’italien m’a aidé à trouver des failles dans le français, à m’y réinstaller. Avoir écrit en italien m’a permis de prendre de la distance avec les mots, même les mots français, et de bénéficier de cette souplesse. Ça m’a permis de choisir ces mots français pour leur rythmique, au-delà de leur sens. En me demandant aussi comment je pouvais les étirer. Donc mon italien a en quelques sortes contaminé mon français et m’a permis de l’utiliser différemment. Même si rien n’est conceptualisé. Tout cela se fait de manière très intuitive encore une fois.

Vous avez un goût pour la chanson italienne et Lucio Battisti notamment. Vous avez beaucoup écouté Robert Wyatt ou encore le Velvet Underground. Mais vous êtes-vous également nourri de chanteurs français ?

Assez peu, si je balaie toute mon histoire. Mais je n’écoute pas non plus toute la chanson italienne de A à Z. Il se trouve que quand j’étais enfant ou adolescent, j’ai eu des disques de Battisti entre les mains, qui m’ont beaucoup marqué. Il était une figure un peu à part dans la chanson italienne. J’y établissais alors des liens avec Robert Wyatt, David Bowie, qui eux-mêmes étaient des électrons libres. C’est ce côté iconoclaste, singulier qui me plaisait chez tous ces artistes. Ils se sont inscrits dans mon propre ADN.

J’ai toujours aimé ces figures un peu bizarroïdes, qui s’appuyaient sur des ressorts populaires et qui, dans le même temps, réalisaient une espèce de « bricolage » expérimental. On retrouve des motifs de standards populaires chez Battisti, Wyatt ou le Velvet, et en même temps une appropriation de ces motifs populaires au profit de leurs territoires artistiques respectifs. J’ai toujours aimé ce type d’artistes, pris dans un classicisme qu’ils tordent à leur convenance. Ces artistes qui font une musique savante mais qui peut en même temps avoir l’air très simple, très directe, et sur laquelle on pourrait danser.

Pour rebondir sur ce côté pop/rock expérimental qui vous attire, en 2001 vous avez collaboré avec le groupe The Married Monk pour leur album R/O/C/K/Y. Qu’avez-vous gardé de cette expérience ?

J’ai fait partie du groupe pendant trois ou quatre ans. On s’était retrouvés car on avait, entre membres du groupe, des points de jonction. On avait justement en commun ce goût pour les œuvres très étranges et les œuvres très populaires. Sans a priori hiérarchique. D’ailleurs sur R/O/C/K/Y, je leur avais proposé de faire une reprise de Lucio Battisti, « Ancora tu », que je m’étais appropriée depuis très longtemps. On arrivait à se comprendre, et ça n’aurait peut-être pas été le cas avec des groupes plus orthodoxes ou plus rigides dans leur approche. The Married Monk avait ce côté laboratoire où tout le monde proposait des idées.

En quoi l’album Notte, à paraître courant 2020, sera différent de Rococo ?

Il y aura une proportion plus grande de chansons en italien je crois. Dans Rococo, il y a beaucoup d’espaces, c’est un album assez élégant je dirais. Notte a un côté plus biscornu qui me plaît bien. C’est bien sûr purement subjectif. Peut-être qu’à son écoute, les gens en penseront autre chose. Et puis avec mon label « Objet Disque », on aimerait créer une sorte d’enchaînement visuel sur la pochette. Un peu à la manière d’une série de nouveaux volumes. C’est une idée que j’aime beaucoup. J’aimerais bien rentrer dans un magasin de disques et trouver le volume 1, volume 2, volume 3 d’un même musicien. Ça me fascine.

En parlant d’enchaînement et de série, il se trouve qu’un « âne » apparait sur chacune des pochettes de vos trois disques. Qu’est-ce que signifie ce personnage pour vous ?

Je ne sais pas si ce personnage a une signification. Ça fait très longtemps que je dessine des personnages à têtes d’animaux. Et au milieu de tous ces personnages, il y en a deux ou trois qui émergent, dont cet âne. Mais ces têtes d’animaux sont traitées comme des masques. Ce n’est pas tellement la symbolique animale qui m’intéresse. Ces masques me permettent en quelques traits de trouver une singularité avec un personnage.

Et puis, je n’ai jamais réellement fait cette analyse, mais il se trouve que la figure de l’âne renvoie à un mélange d’idiotie et de tendresse. Encore une fois, c’est un paradoxe qui me convient. Entre l’intelligence et la bêtise qui nous constitue. Il y a dans ces personnages un côté burlesque et tragicomique que je trouve très humain et qui me plaît beaucoup. Ils ont souvent l’air sérieux, drôles et mélancoliques à la fois. Quant à nous-même, si l’on était uniquement sérieux ou drôle, il nous manquerait un morceau. On est souvent la composante de tous ces aspects, si on est honnête. Et heureusement !

© Philippe Lebruman

Fabio Viscogliosi, Rococo (Objet Disque), album disponible depuis le 25 octobre 2019

https://objetdisque.bandcamp.com/album/fabio-viscogliosi-rococo

Notte (Objet Disque), album disponible courant 2020