Sur son album le plus pop depuis des lustres, le « Phil Spector » punk démontre toujours un sens inné pour partager les émotions cotonneuses et traverser les rivages… By This River.


S’il ne devait rester qu’un seul façonneur du rock à l’égard de ces trente dernières années, ce serait peut-être bien lui. Producteur immense, «musicien incompétent», défricheur érudit, Brian Eno a posé les bases d’un genre à lui tout seul, l’ambient music, texture sonore pêle-mêle discrète, mélodique et abstraite. Egalement pionnier du glam rock arty et des costumes outranciers, l’explorateur désormais chauve a traversé les décennies et cycles du rock avec une pertinence et une longévité tout bonnement unique.

Parmi ces tableaux de chasse de producteur, il a notamment révolutionné par deux fois le son de U2 et magnifié un nombre conséquent d’oeuvres considérées aujourd’hui comme précurseurs (la trilogie berlinoise de Bowie, Talking Heads, Nico, Devo… et outre-mesure le méconnu Laid de James). Si sa période faste est un peu derrière lui, l’ancien clavier de Roxy Music demeure toujours très prolifique et continue de sortir via son site Internet des disques solo expérimentaux tout en vaquant à de fameux partenariats, notamment John Cale, David Byrne et le génial guitariste de King Crimson, Robert Fripp.

Ces activités artistiques extra-musicales sont tout aussi remarquables. Outre ses travaux avec divers plasticiens (Christine Alicino…) ou l’édition de logiciels portés sur l’art, il est également l’auteur d’un passionnant journal de bord en 1995 : Une année aux appendices gonflés (ed. Le Serpent à Plumes), témoignage d’une année riche en collaborations fructueuses avec Bowie (Outside) et le projet Passenger de la bande à Bono. Personnage à la fois abordable et extravagant – on se souvient de ce fameux passage du journal où il décide de goûter son urine à titre d’ «expérience» -, ce théoricien du son qui refuse l’étiquette d’intellectuel, a certainement contribué, au même titre que le punk, à démocratiser le rock, voire à l’ériger parfois au rang d’art.

Annoncé comme un retour au format « chanson », Another Day on Earth renoue avec ses premières oeuvres en solo parues voilà trente ans. La qualité aussi. Rien de bien défricheur pourtant : de jolies ballades synthétiques et mélancoliques dans la veine du noir Before & After Science. Première surprise : on l’avait oublié, mais l’entendre chanter de nouveau ravit, laissant le sentiment de sentir une agréable présence disparue. On se dit que ce chanteur limité mais incroyablement inventif a peut-être bien négligé trop longtemps cet instrument.

Another day on earth est d’autant plus émouvant qu’Eno évoque tout au long de ses onze titres la vieillesse, l’endurance de la vie. Sans tomber non plus dans le morbide, le disque est traversé d’une sérénité digne d’un moine Shaolin centenaire. Sans artifices outranciers et servi d’atmosphères cotonneuses, voires lunatiques (le brumeux “Passing Over”), le décorum général du disque dépeint un état d’immobilisme contemplatif, d’une épaisseur souvent copiée, très rarement égalée.

Autre fait marquant, ces vignettes personnelles démontrent à quel point Brian Eno est avant tout au service de la musique. “How Many Worlds”, promenade céleste portée par des cordes tourbillonnantes est certainement le titre qui fera date dans une discographie déjà très longue et imposante. A l’écoute de “This” ou “And Then So Clear”, l’attention portée aux mélodies et à l’économie des notes, prouvent que notre magicien sait user mieux que personne de subterfuges à la fois simples et troublants.

A 57 ans passés, Brian Eno perdure et prouve qu’il est toujours un grand monsieur, passionné et passionnant.

-Le site officiel de Brian Eno