Comme pour nous faire regretter d’avoir établi trop tôt notre cuvée de fin d’année, Michael Gira et sa famille de barbus délivrent sur le tard un des plus grands disques de 2005, synthèse imparable entre le psychédélisme débridé d’Animal Collective et le folk-rock fulgurant de Okkervil River. Grandiose !
Où sont les pères ? Que sont-il devenus ? Comment les retrouver ou les fuir ? Comment les remplacer ? En son berceau créatif, les Etats-Unis – ce pays dont les habitants n’ont pas de nom – auront en 2005 ravivé ces éternelles questions qui ont nourri les plus grands mythes fondateurs et souvent donné naissance à des oeuvres tendues comme un miroir à leur époque. Du père – cet anti-héros – en quête de rachat affectif dans un monde apocalyptique (La Guerre des Mondes de Steven Spielberg), à celui du père – ce héros – rattrapé par son sombre passé et arborant soudainement le masque terrifiant d’un étranger aux yeux de sa propre famille (A History of Violence de David Cronenberg), du fantôme paternel qui vient hanter et perturber jusqu’à la folie la vie de son fils-écrivain (Lunar Park de Bret Easton Ellis) à la figure de maître à combattre transformé par la force meurtrière des gants en père adoptif en proie à la culpabilité (Million Dollar Baby de Clint Eastwood), les exemples auront abondé cette année en rapports père/enfant arc-boutés sur des règles contrariées et des repères à redéfinir.
Le domaine musical n’y échappe pas. Ne peut-on pas voir dans l’union discographique bâtarde entre Akron Family et Angels of Light des liens filiaux reformulés et marqués au sceau de l’accomplissement artistique ? D’un côté quatre jeunes gars barbus de 25 ans, avides de sons et de découvertes en tous genres et auteurs d’un bon premier album ; de l’autre un vieux de la vieille, Michael Gira, mentor et producteur, guide spirituel génial. Soit une famille recomposée et réunie dans la maison/label Young God Records. En fait, Akron Family appartient à toute une mouvance musicale (Black Dice, Liars, Lightning Bolt, Sun O))), Animal Collective, une grande partie de la bande à Banhart…), dont on commence à peine à mesurer l’importance. Une commnuauté d’esprit et de sons qui cherche à s’émanciper du joug paternel/référentiel tout en lui rendant hommage. La violente déflagration sonore qui clôt le premier titre de l’album, le calme “Awake”, en dit long sur la volonté du groupe d’imposer un autre sens à l’histoire en marche, de se réapproprier l’héritage de ses aînés en le malmenant et le repoussant dans ses derniers retranchements, sans le renier pour autant.
Ce n’est pas un hasard si la puissance primitive du cri et les chants collectifs ont irrigué nombre de disques récents. Ce besoin cathartique est le symptôme d’un désir irrévérencieux de changer l’ordre établi des choses, d’opposer au marasme ambiant une vision neuve. Besoin d’une génération qui se rend parfaitement compte de ce qu’elle a perdu en route, sans se résigner toutefois à faire avec, comme si tout restait à construire (« Future Myth » et son incroyable structure gigogne figure une envie jouissive de renouvellement, de marche en avant qui ne renie pas ses sources). On comprendra dès lors que le désordre, le chaos généré par les membres de Akron Family n’est nullement une fin en soi (comme leur premier opus pouvait par moments le laisser croire), mais plutôt une remise en question iconoclaste de la loi de l’âge, une façon épique d’affirmer leur propre identité face aux pères qu’ils vénèrent (Dylan, les Beatles, Led Zeppelin, et Gira bien sûr).
Akron/Family & Angels of Light le disque, est ainsi scindé en deux parties, deux versants d’une même entitié qui se complètent et s’opposent à la fois, dilemme générationnel oblige. Sept titres pour les fils, cinq pour le père, les uns participant au travail de l’autre, et vice et versa. Structures décomplexées, rugosités et harmonies vocales euphoriques d’une part, sobriété acoustique et sagesse mélodique d’autre part (Gira endosse les habits de Dylan sur l’impeccable reprise “I Pity The Poor Immigrant”), deux qualités admirablement sapées par les premiers. Rapt de l’enfance insouciante et rétive à toutes les peurs. Lucidité adulte chevillée à la noirceur des mots. Jeunesse hors du temps qui exulte. Autorité de l’âge qui se bonifie de gravité. Ce qui n’aurait pu être qu’un split-cd, somme bancale de titres enregistrés à la va-vite (précisément en neuf jours de huit heures ici), s’avère être un formidable dialogue entre générations, rappelant que la meilleure musique se nourrit aussi d’histoires de fils et de pères, de leur amour comme de leur haine mutuels – fût-ce au sens symbolique.
– Le site de Young God.
– A écouter : “Dylan Part II”.