S’enfoncer dans cette forêt noire/mer noire, peut vous entraîner vers des sentiers/eaux lugubres. Un folk psychédélique faussement minimal, entre dextérité mélodique et improvisation mélancolique.
Providence, capitale de Rhode Island, un état coincé entre le Connecticut et le Massachussets. Ville balnéaire au nom apaisant, Providence fait partie de ses innombrables cités américaines sans histoires où le soleil brille et où il fait bon vivre : on y tourne notamment des comédies – Mary a Tout Prix des frères Farelly. Mais il faut ce méfier de l’eau qui dort, c’est aussi dans ces rues sombres qu’est né l’un des esprits les plus torturés de la littérature du XXe siècle : H.P Lovecraft, maître de l’épouvante, et instigateur des pires cauchemars contemporains… Dans cette cité italo-américaine, ce genre de collision entre deux phénomènes antagonistes ne se répète qu’une fois par siècle. Et c’est maintenant au tour du psychédélisme hanté de Black Forest /Black Sea de s’imposer en seul digne descendant de la lignée lovecraftienne. Car les sorts jetés par leur musique incantatoire pourrait bien réveiller le mythe de Cthulhu et faire apparaître un ciel gris menaçant.
Black Forest/Black Sea est un duo formé en 2003, composé de Jeffrey Alexander (guitares, effets) et Miriam Goldberg (violoncelle, chant). Issu du milieu folk underground, Alexander s’est distingué aux côtés du trio acid folk Iditarod (Secretly Canadian). Ce disque éponyme est en vérité une réédition de leur premier album, épuisé. Deux autres ont suivi depuis : Forcefields and Constellations et Radiant Symmetry (compilation live). Les gaulois du label Asphalt Duchess ont profité du renouveau folk pour rééditer ce disque fascinant.
Sans compromis, Black Forest Black Sea l’est assurément. Son folk est sauvage, incontrôlable, lo-fi, porteur d’ambiances frigides, accomplissant des figures abstraites tout en parvenant à maintenir un niveau de calme troublant. Les thèmes improvisés sont poussés jusqu’à leurs retranchements, des préceptes déjà tenus par des groupes tel que Molasses, Charalambides, Angels Of Light/Akron Family, Ghost, voire Pelt pour son mutisme menaçant. L’effrayant “Sevastopol” en donne un avant-goût amer : des arpèges folk traditionnels enveloppent un solo de cello glaciale. L’archet donne le rythme d’une marche mortuaire, la faucheuse en tête de cortège : l’image d’une beauté morbide telle qu’aimait tant l’installer ce cher Lovecraft. Cette première partie du disque est résolument centrée sur le binôme guitare folk/violon. Quelques sons étranges (fritures, grincements, percussions métalliques) s’immiscent dans le décor, apportant une couleur qui ne fait qu’accentuer l’ambiance austère. Guitariste iconoclaste, Alexander se charge également de donner une profondeur ambient en usant de feedback, et autres tortures de manches électriques, laissant le soin d’un jeu plus conventionnel à ses instruments acoustiques.
Disque essentiellement instrumental, Miriam Goldberg colle sa voix timide sur deux titres : seule avec son violon sur “Beautiful here”, la lumière des paroles ne parvient pas à surmonter le spleen des violons. A partir du sixième titre, les textures deviennent plus épaisses, l’improvisation prend le dessus, avec d’un côté une guitare électrique sur-réverbérée et de l’autre un violon qui semble ne plus être maître de sa raison. Seule éclaircie, “Lumpin throat” s’avère le titre le plus synthétique. Mixée en retrait, une superbe guitare slide devient atmosphérique, accompagnée d’une boite à rythme rudimentaire à la manière du Eno de Music For Airports. Il est admirable de constater combien Black Forest / Black Sea dans ses moments d’égarements – improvisations dirons-nous – peut être incroyablement mélodique tout en parvenant à se tenir à l’écart d’un format cloisonné.
Un silence paranoïaque émane de Black Forest Black Sea, donnant résolument le sentiment d’écouter une boîte noire revenue de l’enfer.
PS : Cette édition européenne bénéficie de deux titres bonus, dont une reprise live assez révérencieuse du “Sea Song” de Robert Wyatt.
-Le site de Black Forest / Black Sea
– Le site d’Asphalt Duchess