Plongé dans la nuit ancestrale du blues, un homme seul dialogue avec sa guitare et le diable. Un chef-d’oeuvre crépusculaire produit par Vernon Reid, enfin distribué en France.


Depuis une quinzaine d’années, le blues a lentement décliné, glissé sur la pente de la vulgarité, cédé sans vergogne aux sirènes mercantiles et avalé beaucoup trop de couleuvres pour ne pas perdre l’essentiel de son âme en route. A l’instar du cinéma pornographique, le performatif à outrance a annexé toute créativité, la complaisance (ou le refuge ?) dans la technicité a rendu caduque l’expressivité.
Résultat : les corps autrefois glorieux du blues ont fini par ne plus (nous) parler ni vibrer, et se sont contentés progressivement d’enfiler des sons parfaits, reconduction sans désir d’une mécanique bien huilée et impraticable pour le commun des mortels – participant d’une logique dépréciative où la montée du plaisir et sa consommation immédiate sont parvenues à se confondre. A vouloir trop satisfaire l’auditeur, les bluesmen ont fini par oublier de jouir de leur propre musique autrement qu’en alimentant leur porte-monnaie. Occupés à parodier les clichés générés par les attentes d’un public de moins en moins spécifique (et connaisseur), ils ont pénétré de manière opportuniste le marché et se sont immiscés dans la brèche consumériste, oubliant au passage d’être les dépositaires d’une vérité et d’une liberté ancestrales. Soli interminables et surenchère instrumentale, figures imposées et prévisibles, production chic et aseptisée ont propulsé une forme de libre expression en langage publicitaire normatif. L’homme a disparu derrière son manche rutilant.

A cet égard, le bien nommé Birthright fait figure d’album providentiel et entérine le retour aux sources à un blues brut et cru. Enfin de la sueur et de la chair ! Une résurgence salutaire que les derniers albums de R.L. Burnside et ceux plus récents de Buddy Guy (surtout Sweet Tea), ont anticipé ; tout comme d’ailleurs Memphis Blood et No Escape From the Blues : The Electric Lady Sessions de James Blood Ulmer, avec lesquels Birthright compose un triptyque aussi passionnant qu’imposant. Relativement méconnu en France – en dehors du circuit jazz s’entend -, malgré un très bon disque enregistré en 2003 avec l’ex-Kat Onoma Rodolphe Burger (Guitar Music), James Blood Ulmer est pourtant un des plus grands guitaristes en activité. Agé de 64 ans, son nom et sa guitare électrique rageuse (très inspirée par celle de Jimi Hendrix et Sonny Sharrock) ont longtemps été associés à l’avant-garde free jazz (Ornette Coleman, Paul Bley, Art Blakey, Archie Shepp, David Murray). Mais depuis les années 90, le musicien a diversifié son approche et manifesté un intérêt grandissant pour les structures moins complexes et d’autres styles de musique plus populaires, comme le funk, le rock et le blues, qu’il a pliés aux principes de l’harmolodie (une même note maintenue sur toutes les cordes).

Une nouvelle orientation qui a donné des résultats discographiques parfois inégaux, mais aussi des réussites incontestables, dont le triptyque blues évoqué plus haut. Si le précédent No Escape From the Blues : The Electric Lady Sessions (2003) était un album conçu comme un hommage personnel (lire irrespectueux) rendu aux figures emblématiques du genre, Birthright s’assimile davantage à un saut dans le vide. Seul avec sa guitare, constamment au bord du gouffre, James Blood Ulmer aligne dix titres originaux sur douze. Variations spirituelles autour des thèmes de la trahison et du rachat, ses chansons puisent dans les eaux boueuses du Mississipi leur texture rugueuse. Tantôt caressée ou cajolé, tantôt malmenée ou violentée, la divine guitare gémit ou vitupère, accompagnée du timbre roque et puissant d’Ulmer. On cherchera en vain une once de fioritures. La musique se donne sans ambages, imprévisible. Magnifiquement nue et incarnée, elle fait danser les morts avec le diable.

Difficile ici de passer outre le travail de production de Vernon Reid (autre émérite guitariste, membre de Living Colour et ami de DJ Logic, avec lequel Ulmer avait dèjà travaillé sur des opus précédents). Il s’est attaché, avec une empathie rare, à saisir l’expérience humaine qui se joue entre un homme et sa guitare. La restitution sonore des doutes, des craintes, des cris (de rage ou de plaisir) et des trouvailles d’accords insolites d’un musicien génial est proprement stupéfiante. Plutôt que de polir le son pour le faire rentrer dans un moule commode à manier, il en propose au contraire un rendu sur le vif on ne peut plus réaliste : l’étrangeté n’est nullement congédiée, l’espace et le vertige sont palpables, tout comme le tranchant décisif de l’instant. Pas de doute, avec ces deux-là, le blues bande encore.

– Le site de Hyena.

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