Habitués aux scènes jazz les plus urbaines, les trois musiciens de Limousine déposent les armes et s’essaient à une rêverie instrumentale en cinémascope.


Entrer dans cette Limousine est chose aisée. La rutilance du vaste véhicule aux glaces opaques ne saurait arrêter le regard sans l’inviter aux plaisirs d’une déambulation en apesanteur, loin de cette frénésie dont le monde est désormais coutumier. Le profil jazzistique des conducteurs de circonstance ne doit point effrayer l’auditeur curieux mais pourtant rétif aux musiques dites improvisées. Si Laurent Bardainne (saxophone ténor, claviers, piano), Maxime Delpierre (guitare) et David Aknin (batterie, percussions, glockenspiel) se sont autrefois illustrés au sein de formations free jazz ou à la programmation, ils ont ici changé leur fusil d’épaule et opté pour une musique résolument minimaliste et simple, dans l’expression comme dans les moyens utilisés, découlant d’une envie de ballades atmosphériques plutôt que d’improvisations tous azimuts. Etroitement associé aux arcanes de Chief Inspector (issu du collectif Slang), le trio Limousine vient par la même occasion montrer un nouveau visage du précieux label parisien, opposé depuis sa naissance (en 2003) à l’idée de cloisonnement des genres.

Les morceaux déliés de Limousine développent des thèmes immédiatement lisibles, qui évoluent en volutes ou en lentes expositions hypnotiques. Des échos de post-rock, de valse, de blues, de musique de films se font entendre, et ancrent cet univers musical dans ce courant contemporain d’obédience instrumentale que l’on sait affranchi de tout déterminisme stylistique, qui va de Clogs à Tarantula A.D. (pour ne citer que les deux formations les plus passionnantes du moment). Fuyant la tension brute (excepté lors du final musclé de “Lila” et à l’occasion des sautes d’humeur de “Dors”), pour lui préférer le raffinement d’un espace panoramique dévolu aux songes, la musique de Limousine agit comme un baume auditif, au point même parfois de se laisser aller à quelques ennuyeuses dérives. Comment en effet ne pas rester perplexe en écoutant “Patinage pour Jason” : la légèreté manifeste et le son sirupeux du saxophone font glisser ce morceau vers une surprenante mièvrerie. De même, on regrettera plus loin la nonchalance de “Princesse coquillage”, titre certes agréable mais sans grande consistance instrumentale, plus futile que suave, étiré sans raison et qui n’est pas sans rappeler, malheureusement, certains récents opus paresseux et soporifiques du grand guitariste Bill Frisell, lorsque ce dernier rêvait aussi de grands espaces américains en cinémascope.

Fort heureusement, ces penchants à la facilité n’empêchent pas l’élégante Limousine de s’enfoncer agréablement dans un univers engourdi, ouaté, comparable à la bande son d’un road movie imaginaire. La belle pochette de l’album en dit long à ce propos : une toile tendue sur un échafaudage laisse deviner un paysage désertique qui aurait pu autrefois être filmé par Wim Wenders (on pense bien sûr à Paris, Texas), alors qu’une route sombre partagée en deux par une bande jaune évoque indéniablement Lost Highway de David Lynch. Deux références cinématographiques revendiquées par le trio, qui dit s’être aussi inspiré des BO des films de Jim Jarmush ou Sergio Leone. Tension sourde à la Badalamenti (« Limousine »), guitare slide à la Ry Cooder (« Tokhes »), électricité lancinante à la Neil Young (« Autre chose »), mélodie entêtante à la Ennio Morricone (« Valse »), Limousine a bon goût. Toutefois, ces références convoquées avec modestie et intelligence ne sont plus vraiment originales. Elles font aujourd’hui l’unanimité parmi les critiques et les spectateurs cinéphiles, au point d’être presque canonisées, et on en retrouve la trace, pour le pire et parfois le meilleur, dans la plupart de ces musiques sans paroles, censées projeter sur un écran sonore virtuel les images mentales qu’elles génèrent chez l’auditeur. De fait, en avançant en terrain conquis et ultra-balisé, Limousine tend à lester l’imaginaire qu’il voudrait mettre en branle. Le laissant ainsi au seuil d’une musique refuge, parfois nostalgique, qui ne parvient pas complètement à s’extirper de sa gangue référentielle pour se confronter aux aléas d’une singularité plus audacieuse.

Si bien qu’au sortir de ce maîtrisé et prometteur premier album, on regrettera tout de même que le luxueux véhicule n’ait pas davantage mordu sur les bas-côtés et qu’il n’ait pas affiché un peu plus de caractère, ce dont ses impénitents chauffeurs ne manquent évidemment pas.

– Le site de Chief Inspector.

– Le site d’Abeille Musique.

– A écouter : “Sukiyaki”.