Fervent défenseur d’un hip-hop adulte et émancipé de toutes formes de diktats, Rocé sort un second album dense et ambitieux en compagnie de figures emblématiques du jazz libertaire. Révolté et sans concession.


Certaines plûmes blessent comme un couteau, tailladent les idées reçues, fouaillent les trop solides préjugés. Certains mots agissent comme un direct à l’estomac, bousculent les certitudes, éliminent les tièdes palabres et refont le monde sans jamais le perdre de vue. L’oeil rivé sur la ligne de mire, Rocé est un tueur qui tire à bout portant. Un tueur agile à la verve redoutable, un soldat des belles lettres, indompté et indomptable, qui fuit la banalité comme la peste. Libre de l’ouvrir pour faire taire les langues trop bien pendues qui font mine de passer à l’acte et se défaussent, finalement, au dernier moment, Rocé fait du hip-hop comme d’autres partent en guerre, mobilise ses forces sans fléchir, les poings fermés et la tête haute. Il laisse les chaînes autour du cou de ceux qui étranglent leurs convictions et bafouent leurs principes. « J’ai le sens du rythme mais la mélodie linéaire/La voix aigue mais le propos grave et austère ». Rocé ne rigole pas avec la réalité, ne drague pas les consciences, ni ne cherche à séduire les adolescents décervelés. Il refuse les conventions radiophoniques et stigmatise la lâcheté de tous ceux qui ont renoncé à porter dignement l’étendard du hip-hop, sitôt qu’ils se sont remplis les poches : « sortir le rap de l’enfance, tel est mon rêve d’enfant… Le rap évolue voyez-vous, mais vers le mépris, le vif manque d’empathie/Que l’argent et le succès verrouillent ».

Sortir le rap de l’enfance, Rocé s’y était déjà en partie attaché avec son brillant premier album, Top départ (2002). Identité en crescendo enfonce le clou dans ce bois encore vert du hip-hop hexagonal, le fendille de toutes parts. A coups de vérités bonnes à dire mais dures à entendre. On cherchera en vain dans les textes de Rocé des filles camées que l’on baise comme des tas de viande, des piscines où l’eau est aussi peu profonde que les parvenus qui plongent dedans, des grosses bagnoles à la carrosserie toujours plus rutilante, dérisoires métaphores d’un narcissisme hypertrophié. Tous ces clichés que l’univers du hip-hop américain commercial véhicule depuis des années, ce ramassis puant de stéréotypes qui gangrènent une musique à l’origine révolutionnaire, que rien ne prédisposait pourtant à ce type de confinement mercantiliste.

A cette idéologie publicitaire, Rocé oppose la voix unique, fière et digne, de celui qui prend le parti de la solitude et s’émancipe du discours communautaire en vigueur : « Retrouve toi seul/sans tes amis/Sans l’affection, sans le groupe » dit-il sur “Seul”, un morceau où son flow fluide et posé est seulement souligné par le saxophone d’Archie Shepp. « Voilà, on a grandi, et on pense seul, et on assume » dit-il encore sur « Amitié et amertume », un texte cinglant qui décortique l’évolution de l’amitié, depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte, lorsqu’elle se combine à la perversion du jeu social et aux « pensées de p’tits salauds ».

En préambule de son album, Rocé cite dans le livret une amie philosophe, Djohar Sidhoum-Rahal : « Quand tu mets le pied dans une case, sais-tu où l’autre se situe ? » S’il est indéniable que nous naissons le pied dans une case, reste à savoir où poser l’autre, décision suprême qui nous appartient et ne devrait cesser de nous investir. Pour Rocé, il s’agit surtout de ne pas mettre les deux pieds dans la même case, d’être « L’un et le multiple », un individu de chair non assignable à une caste ou une race. Une mémoire perpétuellement en éveil qui ne cesse de questionner le présent, un paradoxe ambulant placé au coeur même d’un système qu’il dynamite de l’intérieur. Avoir aujourd’hui « une tête de métèque, de juif errant musulman » et « une carte d’identité suspecte, d’étudiant noir, de rappeur blanc » prédispose moins au rejet catégorique qu’à la récupération de tous bords, au discours bien-pensant qui prône la réconciliation et l’acceptation de la différence pour mieux la normaliser. Aux antipodes de ce jargon rassurant, Rocé pratique la mise à distance des tièdes idéaux, revendique l’importance de l’évolution perpétuelle, de l’altérité, du conflit salvateur qui arrache à la vie cette lisse destinée.

Rocé n’est pas l’homme des révoltes à la petite semaine, des prises de positions épidermiques à peu de frais, lubies d’un jour oubliées le lendemain. Il ne cherche pas à être un leader ou un exemple irréprochable, encore moins un prophète qui dicterait la bonne parole à graver dans le marbre pour ensuite mieux s’asseoir dessus. Rocé ne prétend pas détenir la vérité, il doute, cherche à comprendre, s’interroge, s’obstine (jusqu’aux bords de la folie sur le paranoïaque “Aux nomades de l’intérieur”) et ce questionnement incessant, plein d’une humilité qui n’empêche pas une jouissive arrogance, rend son rap profondément humain. Il a ausi le bon goût de savoir disparaître derrière ses idées fortes et sa musique engagée. Toutefois, cet effacement n’est qu’apparent, car Rocé ne laisse rien au hasard, pense chaque morceau de A à Z. Producteur de ses disques, il s’abreuve de livres et de sons pour écrire ses compositions et ses textes pour le moins ambitieux (souvent co-écrits avec Raqal le Requin), bosse sans répit pour façonner un rap intelligent qui ne ressemble au final à aucun autre.

Pour Identité en crescendo, il a fait entrer dans son univers, par la grande porte, le jazz, plus particulièrement celui afro-américain hérité des années 60-70 – qui correspondait à l’époque à une ardente forme de renoncement -, qu’Archie Shepp (présent sur trois titres) et le trompettiste Jacques Coursil (“L’un et le mulitiple”) incarnent toujours aujourd’hui (musiciens auxquels on peut joindre la présence samplée de Michel Portal sur les “Fouliens”). Mais c’est aussi le jazz manouche qui fait une incursion remarquée avec le guitariste Potzi (“Des problèmes de mémoire”), ainsi que le jazz-rock progressif avec le batteur Antoine Paganotti (“Aux nomades de l’intérieur”). Que le jazz soit à l’honneur dans les trois meilleurs albums de hip-hop du moment (à celui de Rocé, on ajoutera Gibraltar du français Abd Al Malik et You Figure It Out
des américains de IsWhat ?!), voilà qui s’avère être le signe patent que cette musique issue de la rue, plutôt que des avenues bordées de pavillons, faut-il le répéter, éprouve le besoin de puiser à sa source la matière musicale de son renouveau.

Si on peut être tenté de voir dans ce retour à un hip-hop old school une forme d’impuissance à inventer un nouveau langage musical, plus contemporain, cette façon de pointer avec respect un âge d’or où rap et jazz étaient inséparables ne relève en fait d’aucune nostalgie, de revival à la mode ou même de faire-valoir intello. Le jazz n’a pas une fonction citationnelle ou illustrative sur Identité en crescendo. Il désigne ce caractère toujours vivace de libération des consciences, il est l’ennemi mortel de l’immobilisme, une échappée belle vers l’ailleurs, un choix politique affirmé, une façon encore de manifester sa colère par le truchement d’une esthétique musicale en rupture avec le tout-venant du hip-hop dominant. Un hip-hop volontiers formaté, vis-à-vis duquel Rocé fait bel et bien figure de franc-tireur, d’anomalie, ce qui, on l’imagine aisément, n’est pas pour lui déplaire.

– Le site de Rocé.