Lors de la sortie de son diamant noir Pornography en 1982, Robert Smith, leader de The Cure, disait : « La pornographie, c’est le hit-parade ». Déclaration ironique lorsqu’on sait quelle carrière le groupe a mené par la suite (voir les consternants singles qui ont suivi, « Let’s Go To Bed » ou « The Walk »).

Fi de tout compromis ici. Durant une décennie d’existence (1996-2006), le groupe écossais Arab Strap n’a jamais connu les succès des charts (ou presque), demeurant farouchement, envers et contre toute logique commerciale, un secret d’initiés. A l’exception de Elephant Shoe(1999), leur troisième album, et du live Mad For Sadness sortis sous la bannière d’un gros label, le duo a toujours publié ses disques chez Chemikal Underground. Structure indépendante, basée en Ecosse, C.U. a vu naître en son sein Mogwai (la compilation Ten Rapid) et les Delgados, entre autres. La production de ce label ne se vend(ait) qu’en import. Voilà pour l’attitude.

Arab Strap donc. Derrière ce nom, désignant un sex-toy censé maintenir une érection optimale (!), se cachent Malcolm Middleton et Aidan Moffat.

Photo_corps_texte_Philophobia.jpg Aidan écrit des textes déchirants, réalistes, parfois crus, parfois à la limite de la vulgarité : la quasi-intégralité d’entre eux sont tirés de ses expériences personnelles. Si l’homme ne nomme jamais qui que ce soit, les interviews disponibles sur leur site permettent d’éclaircir l’obscurité volontaire qui nappe ses écrits. Il y évoque systématiquement le chaos et la douleur de ses amours, perpétuellement engluées dans les tourments de l’infidélité, de la solitude, de la routine, de la trahison et de la haine. Par instants pointe une lueur d’espoir, vite diluée dans un cynisme amer non dépourvu d’humour. On touche ici à une poésie urbaine (écrite en prose) au désespoir glaçant et réconfortant à la fois. Ainsi, chacun pourra pénétrer les écrits d’Aidan toutes plaies à vif, pour en retirer ce qu’il voudra. Ici, on se douchera de ses états d’âme, d’une sincérité désarmante ; là, on se consolera d’une tristesse infinie ; plus loin, on se vautrera dans un voyeurisme presque malsain ; au-delà, on creusera l’abîme de nos angoisses. Et parfois, on se contentera de respirer l’atmosphère enfumée d’un pub de Glasgow, savourant, une pinte à la main, l’absurdité d’une existence torturée.

Outre son rôle de parolier, Aidan exécute la plupart des parties de batterie en studio ; il programme également les « beats » électroniques chers au groupe. De son côté, derrière son alter ego, Malcolm se charge du pan instrumental d’Arab Strap. Multi-instrumentiste, il tisse la toile musicale du projet, en parfait contre-point au talk-over d’Aidan. Jouant indifféremment de la guitare, de la basse ou du piano, « Malc » offre à son comparse un écrin sonore tantôt minimaliste (l’album Philophobia, 1998), tantôt foisonnant (leur ultime effort The Last Romance). Sur certains titres, tel que « Pro-(your) life », leur osmose totale éblouira l’auditeur attentif, l’élevant aux cîmes d’un Everest émotionnel rarement atteint.

Pour étoffer leurs compositions atypiques et briser une formule autarcique, le duo convie en studio et sur scène différents protagonistes : Adèle Bethel, chanteuse, choriste et pendant féminin d’Aidan, insuffle sa grâce adolescente à l’univers très masculin d’Arab Strap. Parmi les autres fidèles du groupe, outre les classiques batteur et bassiste, on compte aussi Barry Burns de Mogwai, régulièrement au piano (voir « Amor Veneris » ou l’entêtante boucle de « Dream Sequence »). Enfin, sur le récent Monday at the Hug & Pint (2003), Conor Oberst (Bright Eyes) s’invite aux choeurs.

Photo_corps_texte_Elephant_Shoe.jpg Le résultat, inclassable, varie au gré des humeurs du duo et de ses invités. A l’exception du dernier opus The Last Romance, tous les albums brillent par une certaine homogénéité de ton, sans pour autant se répéter au fil du temps. Ca et là, disséminés sur les différentes galettes, quelques morceaux plus expérimentaux brisent toute vélléité de confort créatif. Sur Elephant Shoe, « Tanned » importe la dolce farniente d’un été grec ; sur The Red Threat, le kitsch « Love Detective » renvoie aux films policiers des années cinquante ; ailleurs, sur Monday at the Hug & Pint, Arab Strap balance « The Week Never Starts Around Here », tombé semble-t-il de la besace de Dylan. Toutefois, les touches humoristiques ne masquent jamais la gravité des thèmes abordés : les déboires sentimentaux d’Aidan s’imbibent fréquemment d’alcool, parfois de drogues (« I would’ve like me a lot last night »), échouent sur des humiliations cruelles (« One Day, After School »), se heurtent aux affres traumatiques d’un avortement (« Pro-(your) life », encore) ou se teintent de haine nihiliste (« Fucking Little Bastards »).

La magie dépressive d’Arab Strap a aujourd’hui vécu. Après avoir relaté sa peur de l’amour sur le classique désespéré Philophobia (1998), Aidan Moffat a dépeint sa vie de couple voué à l’échec sur Elephant Shoe (1999), avant de clore définitivement le chapitre avec The Red Threat (2001). L’avant-dernier album, Monday at the Hug & Pint (2003), moins réussi malgré l’apport de cordes, sonnait l’heure de nouvelles relations éphémères pour le chanteur. Enfin, en 2006, paraissait The Last Romance, récit lumineux et varié d’un nouvel amour, « le dernier », espérait Aidan en interview.

L’excellent accueil critique reçu n’a pu sauver le gang d’un inéluctable split, au grand dam du public. Le 8 septembre 2006, Arab Strap s’est fendu d’un laconique communiqué annonçant la fin de l’aventure « sans drame, sans animosité, tout simplement parce qu’ils pensaient avoir tout dit ». Une tournée d’adieu (dont une date au Botanique) clôturera en beauté une carrière inégale mais souvent passionnante.

Discographie (non exhaustive) – albums :

The Week Never Starts Round Here (1996)
Philophobia (1998)
Mad For Sadness (live) (1999)
Elephant Shoe (1999)
The Red Threat (2001)
Monday at the Hug & Pint (2003)
The Cunted Circus (live) (2003)
The Last Romance (2006)

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