Racées et agiles, les chansons de Fauve bondissent d’un style musical à l’autre et se fraient avec panache un chemin parfumé de splendeurs.


En tout fauve se cache un lapin. A moins que ce ne soit l’inverse, tant on sait combien ce dernier se délecte des bons coups par derrière. En Fauve se cache en tous les cas un sacré lièvre, le suisse Nicolas Julliar, un musicien multiinstrumentiste qui a décidé de mettre en sourdine sa face Sombre (c’est aussi le nom de son précédent groupe, avec lequel il fut découvert en 2004 sur la compilation CQFD des Inrockuptibles), pour nous révéler son visage le plus radieux à ce jour. Un lièvre adepte de l’école buissonnière et des bermudas à bretelles (à en juger du moins par la pochette du disque), bien décidé à nous faire tourner la tête avec ses mélodies enchanteresses et désinvoltes.

On l’aura compris, Fauve n’est pas un sauvage, mais plutôt un musicien indompté et singulier pour qui la musique se conçoit comme une vaste aire de jeu dont lui seul connaîtrait les règles et détiendrait la clé d’accès. Sans que ce pouvoir ne confine pour autant à un despotisme embarrassant, dont on sait combien il peut nuire à l’empathie. Si on entre dans son album par une porte qui claque brutalement après notre passage, comme dans un film d’horreur, le monde que nous découvrons ensuite n’a rien d’une prison narcissique qui aurait le défaut rédhibitoire de rendre notre présence inconvenante. C’est bien un courant d’air frais particulièrement avenant et enivrant qui circule dans cet album éponyme, une brise parfumée qui courre à travers les chansons colorées d’une jungle sonore luxuriante.

A priori, cette jungle nous est même familière : chansons éthérées (“Cyberite”, “Sandow”), pop-rock accrocheuse (“Silent Witness”, “The Analyst”), bossa-nova langoureuse (“Cloudy”), ballade chaloupée délicieusement exotique (“Three Magic World”) ne nous sont pas fondamentalement étrangères, elles alimentent depuis longtemps notre imaginaire musical jamais repu. Des noms sont convoqués (Robert Wyatt, Antonio Carlos Jobim, Arto Lindsay, les Beatles, Colin Blunstone), comme autant de références qui resteront au panthéon de notre petite histoire personnelle, et qui, ici, volent dans notre esprit à la manière de papillons libres et furtifs que l’on cherchera en vain à prendre dans le filet de quelques certitudes trop vites établies.

A l’instar du montréalais Patrick Watson, Nicolas Julliard se distingue de bon nombre de ses contemporains – tous ces buveurs de gloire pour qui le plagiat dissimulé sous de futiles parades est devenu monnaie courante – par sa capacité à intégrer dans son univers, sous forme de touches discrètes, ses multiples influences. Il suffit d’écouter par exemple comment il site Maurice Ravel à la fin de “Suddenly Summer Lasts” : le thème emprunté au “Boléro” vient s’immiscer délicatement au mouvement d’ensemble, sans en perturber la course gracieuse. Il agit davantage comme une tache de couleur qui rehausse subtilement la mélodie, plutôt que comme une ligne directrice qui viendrait plier le morceau à sa logique intrinsèque. Si Fauve picore ici et là des idées chez les autres, si un halo rétro recouvre certaines de ses chansons (“On/Off” laisse percevoir le son granuleux d’une radio rhumatisante), au final son univers est éminemment moderne et n’appartient qu’à lui, car chaque référence compte moins pour elle-même que comme une somme de sonorités éparses apposées sur une toile sonore en perpétuelle évolution.

Manifestement pour Nicolas Julliard, une chanson est avant toute chose des notes et des arrangements d’où doit jaillir une mélodie, ultime. Derrière Fauve se cache un peintre du son qui n’est bien sûr pas sans ignorer l’oeuvre magnifique d’autres fauves célèbres qui révolutionnèrent la peinture au début du siècle dernier. Des artistes dont le dessein fut de remuer les « profondeurs sensuelles de l’homme » (dixit Matisse). Ce à quoi s’attache fidèlement aujourd’hui Nicolas Julliard, avec ses chansons raffinées (on ne compte pas la richesse des instruments, des ambiances et des détails harmoniques, et ce d’autant plus quand on sait que l’album est celui d’un seul homme), faussement légères (sous l’apparente gaiété on détecte souvent une mélancolie résiduelle), pleines d’une vitalité créative à laquelle il est difficile de résister. Fauve, comme tout lièvre en bermuda qui se respecte, met une telle passion à composer, une telle joie à jouer et une telle énergie à chanter qu’il court déjà bien trop vite pour que l’on puisse l’arrêter en si bonne voie.

– Le site de Fauve.

– Le site de Gentlemen.