Destroyer, Frog Eyes et Wolf Parade, soit le croisement sonique d’une grenouille, d’un loup et d’une machine de guerre en une bête étrange : Swan Lake. Beast Moans est un hurlement de pop abstrait, intrigant.
Dans le petit monde cossu de l’indie rock, Swan Lake est la dernière grosse sensation débarquée du Canada, nouvelle Mecque du genre musical. Sur papier, l’opération est des plus réjouissantes : Daniel Bejar (Destroyer, New Pornographers) + Spencer Krug (Wolf Parade, Sunset Rubdown) + Carey Mercer (Frog Eyes) = super groupe.
Loin du buzz éphémère made in NME, Swan Lake mérite notre attention car porté par des musiciens talentueux qui ont déjà une ribambelle d’albums à leur actif. Des valeurs sûres en d’autres termes. Si le succès de Destroyer et Wolf Parade – plus ou moins distribués par chez nous – reste modeste, le cas Frog Eyes est complètement inconnu en France. Chez lui, Carey Mercer (ex Blue Pine) jouit d’une belle réputation depuis The Golden River (2002), disque à la beauté bizarre où dans un monde parallèle les déboires mélodiques de Tom Waits s’associeraient à l’esthétique baroque du Song Cycle de Van Dyke Parks. Un véritable trésor caché du Canada.
Bien que chaque musicien possède un projet distinct, plusieurs tournées ont été données ensemble par le passé, voire sur la même scène sous l’entité Destroyer. L’alchimie artistique entre Destroyer et Frog Eyes s’est déjà produite en 2004 via un étonnant split EP, Notorious Lighting and other Works, relecture noisy du long format Your Blues (peut-être le meilleur album de Destroyer à ce jour). Sur ce mini album, on pouvait déjà sentir les prémisses de Beast Moans.
Difficile à appréhender, Beast Moans n’en possède pas moins une beauté hors norme. Chaotique, psychédélique et intriguant, le disque laisse l’impression à la première écoute d’ébauches de vieilles chansons retravaillées, un sentiment de déjà entendu au travers des mélodies. Puis le charme s’imprègne lentement dans chaque particule de notre peau et l’on finit par être fasciné par ce puzzle anti-cartésien : rock psychédélique, pop expérimentale, folk iconoclaste version Animal Collective, Hunky Dory passée à la moulinette Loveless… cette dimension sonique se révèle incroyablement foisonnante. Toutes les compositions sont signées Swan Lake, mais il est facile d’identifier lequel des trois songwriters est l’auteur d’un morceau. Sur la féerie noisy “Widow’s Walk”, on jurerait entendre du Destroyer : Bejar entame des « la lalala la la la» – une vieille manie chez lui – et c’est ce qui nous met la puce à l’oreille, mais impossible de se souvenir de quelle chanson il s’agit. Peut-être l’avons-nous rêvée ? “A Venue Called Rubella”, où un refrain hymnesque se noie dans un déluge noisy et “All Fire”, une folk song qui crépite, auraient pu figurer sur le parfait premier album de Wolf Parade. Le piano amphibie de “City Calls” et “The Partisan But He’s Got To Know” sont marqués de l’empreinte du (dé)vertébré Frog Eyes.
Pourtant, de cette cohabitation étrange de trois microcosmes, une collision artistique se produit. L’écriture pop de chacun, coulée dans une bétonneuse sonique, aboutit à une étrange mixture informe, un magma psychédélique. Swan Lake offre alors la vision d’un cygne majestueux qui brandirait des ailes mécaniques gigantesques. Beast Moans tient dans cette alliance antagoniste : une sorte de grâce alliée au chaos.
– Le site de Swan Lake.
– Deuxextraits à télécharger sur le site de Jagjaguwar