On n’écoute pas assez les vieux. Robert Wyatt et Kevin Ayers, nés tous deux en 1945, un autre siècle, une éternité, vous imaginez, viennent sonner à notre porte pour nous le rappeler, avec le sourire courtois du postier qui a subitement retrouvé ses jambes et sa bonhommie pour gravir les escaliers et venir nous vendre son calendrier de fin d’année. Nous avions cru que la musique était une affaire de jeunes délurés, un vague truc énergétique pour dandiner les hanches et se bourrer les oreilles afin de ne plus entendre le bruit du monde, voilà que l’on se grisait de son incessant déferlement et s’enivrait jusqu’à plus soif d’émotions jetables, que ces deux incorrigibles sortent de leur tanière pour venir mettre un sérieux coup de pied dans la nôtre. Deux leçons de songwriting et de longévité pop, professées par deux sages qui se gardent bien d’exhiber leurs mûrs atours et de faire valoir leurs droits au respect. Pas moins. De quoi vous mettre, aussi, un bon coup de vieux.
L’histoire ancienne, celle notamment de Soft Machine, a vu Robert Wyatt (batterie, chant) et Kevin Ayers (guitare, basse, chant) se croiser en 1968, dans le Canterbury, le temps d’un disque-matrice de prime importance, à forte teneur psychédélique, The Soft Machine, Volume One. Déjà, à l’époque, la musique érudite de ces deux énergumènes (auxquelles il faut rajouter la présence aux claviers/orgue hallucinogènes de Mike Ratledge et la production de Tom Wilson/Chas Chandler), naviguait sans boussole et à l’imaginaire hors des courants répertoriés, empiétant sans le moindre complexe sur plusieurs styles plus ou moins en devenir (le rock progressif, la pop avant-gardiste, le jazz fusion), rarement mariés entre eux – quand ils étaient tout bonnement d’actualité. Quarante ans plus tard, et une solide carrière solo derrière eux, Wyatt et Ayers sont loin de tourner en rond et de faire fructifier de manière paresseuse leurs dividendes artistiques. Ils ne veulent toujours pas s’en laisser compter et viennent même de sortir respectivement, à quelques semaines d’intervalle, un nouveau jalon essentiel de leur discographie personnelle, deux disques joyeusement atemporels qui resteront comme des sommets musicaux de cette année 2007 finissante. Les bougres.
Citoyens du monde, Robert Wyatt et Kevin Ayers n’ignorent pas qu’ils arrivent après la fête, que les auditeurs sont pour beaucoup devenus des clients, sinon des touristes gourmands mais sans sous, que l’histoire a perdu de sa superbe mythologique et coule à présent dans les caniveaux télévisuels. Que la grandiloquence a eu raison de la grandeur. Qu’à cela ne tienne, leur course en solitaire demeure imperturbable, leur musique ne bichonne pas le passé comme un trésor défraîchi et le canapé douillet au coin du feu n’est manifestement pas encore un projet au long cours. Comicopera et The Unfairground sont bien deux revigorants albums d’aujourd’hui, qui parlent du monde dans lequel on vit, sans démagogie ni revendications ostentatoires. La grande forme opératique en trois actes chez Robert Wyatt est ainsi sans cesse contrebalancée par un humour subtil (déjà lisible dans l’énoncé du titre), qui désamorce constamment toute velléité pontifiante et lourdeur sursignifiante. Il ne s’agit pas de rire de tout et d’abuser d’un second degré branché et sans enjeux, mais de rendre plus léger le poids du monde qui pèse sur les épaules de ceux qui prennent encore le temps de le regarder. Dans cette humble perspective, l’humour, loin de verser dans la dérision gratuite, est convoqué à la manière d’une béquille burlesque. Comme sur la chanson “A Beautiful War” de Wyatt, écrite du point de vue d’un joyeux bombardier accomplissant sa tâche, parcourue en filigrane par une drôle d’inquiétude qui ne cesse d’interpeller. Un trouble tragicomique suffisamment déstabilisant pour faire vaciller la mécanique du rire du côté de la gravité à l’endroit où on la pensait de prime abord inoffensive. Soft, mais pas trop.
Une approche quasi clownesque que l’on retrouve aussi chez Kevin Ayers, dont le disque, en apparence plus anodin, dissimule lui aussi un fond dépressif que son auteur a la bonne idée de ne pas laisser remonter complètement à la surface. D’une durée d’à peine trente-cinq minutes, pour dix morceaux dont deux sont des versions anciennes retravaillées (“Only Heaven Knows” était présent sur As Close As You Think et “Run Run Run” existait sous le titre “Take It Easy” sur Déjà Vu), ce nouvel album paru après une absence longue de quinze ans pouvait, a priori sur le papier, pourtant laisser sceptique. Surtout que Kevin Ayers, contrairement à Robert Wyatt dont le génie créatif n’a fait que s’affirmer un peu plus avec le temps, a fait montre depuis la fin des années 80 d’une baisse de régime qualitatif pour le moins inquiétante (cf. notamment les deux albums peu passionnants évoqués plus haut). Une légitime réserve donc, qui trouve à fondre comme neige au soleil dès l’entame de l’album où l’écriture espiègle, le sens mélodique imparable et l’art des arrangements luxuriants emportent immédiatement l’adhésion de l’auditeur, charmé comme au premier jour. “Cold Shoulder”, second morceau admirable, taillé impeccablement dans une pop baroque, ouvragée et spacieuse, ne fera que confirmer l’évidence : la voix de baryton d’Ayers, mariée à une trompette et des cordes, dessinent de concert les lignes de force d’une poignante ballade sur la déréliction, parmi les plus belles enregistrées par l’ex-Soft Machine.
Si Robert Wyatt et Kevin Ayers privilégient, au travers d’un imaginaire alerte et riche en visions colorées, une forme d’autoportrait en creux, voire embrassent sourire aux lèvres une tristesse de solitaires parfois désabusés, le terme de carrière solo semble toutefois assez réducteur, tant leur dernier album participe d’un véritable travail collectif. Comme sur le précédent Cuckooland, Wyatt est ainsi épaulé sur Comicopera, outre sa fidèle épouse Alfie (Alfreda Benge) dont la plume demeure très inspirée, par des musiciens qui semblent désormais faire partie des murs (Brian Eno, Paul Weller, Yaron Stavi, Annie Whitehead) et quelques invités de marque (Monica Vasconcelos, Phil Manzanera). De son côté, Ayers a attiré sur The Unfairground d’anciens complices (Bridget St. John, Phil Manzarena, un Robert Wyatt « échantillonné », Hugh Hopper, Jeff Baron, Norman Blake, Gary Olson) et des (jeunes) membres du Neutral Milk Hotel, du Teenage Fan Club, d’Architecture In Helsinky et d’Euros Child, soit une pléiade de collaborateurs, somme toute dévoués, qui ont porté son projet avec un enthousiasme palpable. Manière de récréer une ferveur et du liant, presque un microcosme musical à une époque où chacun se disperse dans sa bulle, s’éclipse sans se retourner, reste dans son quant-à-soi, la tête basse.
Il y a du contrat social dans cette musique populaire et métissée ouverte à tous les vents, certes, dans sa conception, un brin utopique ; de cette utopie libertaire chevillée à l’esprit de ces deux maîtres musiciens, comme en témoigne encore “Hasta Siempre Comandante”, la célèbre chanson de Carlos Puebla reprise par Wyatt en hommage à Che Guevara, où percent des idéaux d’un temps sans lendemain. Nulle apologie révolutionnaire ici, voilà belle lurette que le rouge sombre ne m’accule plus les fronts et les mains qui portèrent fièrement jadis faucille et marteau. Les vieilles lunes en ont fini d’éclairer les slogans du passé. Retrouver la chaleur de la mythique accolade, plutôt, sans se leurrer. Et résister, défier l’infâme « gagnant-gagnant » d’une société qui a perdu le sens de l’altruisme et de la poésie.
– Robert Wyatt – Comicopera (Domino/PIAS – 2007)
– Kevin Ayers – The Unfairground (Lo-Max – 2007)
– Le site de Robert Wyatt.
– Sa page Myspace.
– Le site de Kevin Ayers.
– Sa page Myspace.