Les années grunge rangées au placard, le guitariste Dylan Carlson et son groupe tracent la route du grand Ouest américain avec un album majestueux et méditatif.


Au sortir de l’écoute du fascinant The Bees Made Honey in the Lion’s Skull, une oeuvre récente vient immédiatement raisonner dans notre esprit. Pas un autre disque, mais plutôt un film, le dernier chef-d’oeuvre des frères Coen, No Country for Old Men. L’Amérique sillonnée par la caméra méticuleuse des cinéastes, suivant à la trace les pas d’un bon flic vieillissant, d’une brute de tueur tatillon et d’un truand qui s’ignorait, ressemble à s’y méprendre à celle mise en musique par le groupe Earth : de grands espaces désertiques à perte de vue, des stations service isolées au milieu de rien, des routes qui vont nulle part, une terre matricielle dépeuplée où les mythes poussent comme de mauvaises herbes à l’ombre des cadavres qu’ils accumulent. L’apparent calme qui règne sur ces immensités du Texas dissimule en réalité une brutalité archaïque, toujours susceptible de surgir au moment où on l’attend le moins, au coin d’une rue ou au bout d’un sentier poussiéreux. A l’instar de ces paysages à la beauté trouble filmés par les Coen, les compositions de Dylan Carlson ont pour terreau une violence originelle tapie en elles depuis plus de vingt ans (les premiers travaux du groupe datent des années 80), même si depuis le remarquable Hex: Or Printing in the Infernal Method (2005) et Hibernaculm (2006), albums de la renaissance s’il en est, elle demeure résolument contenue, affleure au détour de quelques notes plus qu’elle n’explose en un déchaînement de forces pulsionnelles. Sans s’embraser, les guitares laissent dorénavant planer une impression de diffuse inquiétude, sourd des riffs lancinants, montés en une succession de couches plus ou moins intenses, une menace latente tout autant qu’une mélancolie crépusculaire.

De toute évidence, une sorte de faux rythme caractérise à présent la musique de Earth (autrefois plus noisy et affiliée au drone métal), une façon linéaire d’aborder la partition sur un ton unique, un art du cadrage contemplatif qui joue des limites du hors-champ et de l’errance sonore. A ceci près qu’il s’agit moins d’arrondir les angles et de lisser toute expression de violence, que de méditer posément sur sa permanence, cela à contre-courant d’une époque éprise de sensations fortes. Une première approche distraite de The Bees Made Honey in the Lion’s Skull donnera ainsi le sentiment d’une monotonie générale, chaque morceau, d’une longueur assez conséquente (huit minutes en moyenne), semblant prolonger le précédent suivant un constant tempo au ralenti (Adrienne Davies martèle un rythme quasi métronomique sur sa caisse claire). Si l’ensemble des plages vise effectivement l’uniformité (plutôt que le monochrome), cette dernière, loin d’être péjorative, finit au contraire, à force d’obstination, par faire sens. A la vitesse et saturation, au trop plein et son envers de vide, Earth préfère la lenteur mesurée, le geste serein, le dialogue reconduit dans la continuité. Concis et limpide, l’échange entre musiciens tire sa force d’une durée dilatée, patiente, savamment étirée pour permettre aux moindres détails et soubresauts de prendre forme. Alors que certains cherchent à emporter l’adhésion au premier riff, boursouflent leur propos de peur qu’on s’aperçoive trop rapidement de la vacuité qu’il dissimule, la formation de Dylan Carlson est tout entière portée vers des compositions panoramiques, finement élaborées et débarrassées d’effets démonstratifs. Des morceaux de musique, avec un début, une fin et entre les deux une histoire déroulée au fil de phrases qui nécessitent d’être écoutées – au sens fort du terme – pour être entendues.

Se révèle alors une incroyable richesse de textures, les combinaisons et possibilités d’arrangements étant décuplées par une palette instrumentale renfoncée de bon nombre de nouvelles sonorités (piano, orgue Hammond, basse) et la guitare héroïque de Bill Frisell, invité sur trois titres. La présence du grand guitariste américain en dit d’ailleurs long sur l’évolution de Earth et l’apaisement vers lequel il tend. Le style singulier de Frisell, bien que redondant et parfois à la peine ces dernières années, ainsi que son imaginaire à forte teneur cinématographique et mythologique imprègnent tous les morceaux de The Bees Made Honey in the Lion’s Skull, qui oscillent entre country onirique, americana méditative et blues sudiste, voire lorgnent du côté du jazz alangui et vaporeux de Miles Davis, période In A Silent Way (1969). A partir d’une trame obsédante qui fait office de fil mélodique conducteur, axe central plein champ, des motifs instrumentaux se font jour, s’assemblent, disparaissent aux confins du cadre harmonique, puis refont surface, le tout organisé autour d’incessants arpèges de guitares épiques qui flottent tels des nuages au-dessus des compositions ou errent à leur surface. Comme un passager embarqué dans une voiture traversant de grands espaces aux dimensions infinies, l’auditeur/acteur de ce road-movie musical, agréablement installé et attentif aux splendeurs offertes à sa vue, laisse défiler les envoûtants paysages à la géographie tortueuse. Avec la peur tout de même que le véhicule, roulant vers quelque fatalité, finisse par tomber en panne et que, soudain livré à lui-même, il ne tombe alors, comme dans le film des Coen, sur une scène de carnage qui lui en coûtera la vie.

– Le site de Southern Lord