Qu’espérer du Beck millésime 2008 ? Pas grand chose d’autre que de bonnes chansons. C’est d’ailleurs ce qu’il nous propose, et c’est déjà beaucoup.


Il faut nous comprendre. Nous avons été mal habitués avec Beck. Il est établi que les années 90 auraient eu une toute autre saveur (bien plus fade) sans Odelay (1994), Mellow Gold (1996), Midnite Vultures (1999) et même, dans une moindre mesure, Mutations (1998). Une odyssée démarrée en 1992 sur la foi d’un carton intersidéral fabriqué de deux bouts de corde en acier rouillé, d’un sample rotomoulé dans une usine désaffectée un premier janvier à 6h du mat, et d’une voix enregistrée à 6h30 le même jour. Une gestation chaotique qui n’a pas empêché “Loser” de devenir l’un des plus beaux phénomènes commerciaux de l’histoire de la musique populaire (du moins depuis qu’elle est enregistrée). Un carton laissant pointer un cerveau génial sous une tignasse blonde, elle-même arborée par un slacker californien au visage poupon. Après ça, difficile pour nous d’accepter que le kid se complaise dans la (sa) facilité avec deux albums franchement en demi-teinte, Guero (2005) et The Information (2006), deux resucées de ces précédents coups de génie, surtout après le soyeux Sea Change (2002). Alors quand on nous annonce que le nouvel album de Beck sera produit en collaboration avec l’incontournable Danger Mouse et qu’on y entendra Cat Power, on reste de marbre.

Et on a bien tort tant Modern Guilt, à défaut de nous faire sauter au plafond comme à chacune des livraisons de la décennie précédente (et accessoirement du siècle précédent), nous réconcilie avec le sympathisant de Tom Cruise. Plutôt que de broyer quelques styles bien établis comme il avait pris l’habitude de nous le proposer jusqu’à présent, ce huitième album (pas mal pour un prétendu branleur) voit le petit fils du Fluxus Al Hansen déployer des ailes fatiguées dans une musique assez inattendue : ce mélange de drum’n’bass, de hip hop, de kraut et de pop grave a une saveur nouvelle. Ce n’est pas le moindre tour de force de l’artiste. Car au lieu de torturer ce que tout le monde connait déjà, ici il préfère explorer des terres quasi vierges, quitte à en créer lui-même de toutes pièces avec des bouts de genres qui ont connu leur heure de gloire il y a fort longtemps déjà. Pour un rendu franchement moderne. Et rien que ça, c’est du miel. Imaginez, Beck est redevenu moderne ! Le problème, c’est qu’on ne dit plus de lui qu’il est avant-gardiste. Et d’ailleurs, ce qui nous chagrine un peu sur cet opus, c’est qu’on a du mal à distinguer l’influence de Danger Mouse du vrai travail de création de Beck tant leurs univers se fondent — même si cela n’a rien d’étonnant car au moment où Beck trustait les ondes internationales avec les chansons hallucinées d’Odelay, Brian Burton en était encore à ses babillages hip-hop dans un squat new-yorkais.
Autre point d’achoppement, les terres vierges précitées : Beck se contente souvent de les embrasser du regard pour en tirer sa musique, tel le portrait d’un album parfait mais imaginaire. Alors qu’avant (oui, ce gros mot qui vient forcément de la bouche de conservateurs ringards qui ont oublié leur jeunesse) il plongeait intégralement dans un style pour le ressortir radicalement transformé, et ce seulement après l’avoir irréversiblement saboté — même s’il a particulièrement mal vieilli, Midnite Vultures a laissé des séquelles ineffaçables au rythm’n’blues et à la soul. Modern Guilt avance ainsi, presque timide, sur les terres hachurées d’un blues lacéré par des loops, ou alors s’attaque à une rythmique hard rock mais jouée le pied levé. On croirait le californien hésitant, se contentant de balancer quelques idées pour voir si la poussière va se transformer en lave et le bouffer tout cru — de façon emblématique, “Youthless” en devient même un morceau techniquement intéressant mais totalement dénué de personnalité.

La grande réussite de Modern Guilt ne tient donc pas aux bidouillages, aux élucubrations sonores et autres tripatouillages électroniques (tout ingénieux qu’ils sont, aujourd’hui ils n’ont plus rien de révolutionnaires), mais bel et bien au fondement même d’une chanson, son écriture. Beck s’est remis à écrire sérieusement, et c’est la grande, l’énorme nouvelle de ce disque. Il suffit pour cela d’entendre “Orphans”, “Gamma Ray”, “Modern Guilt”, “Walls” ou “Soul of a Man” pour constater que l’on est bien aux prises avec un grand songwriter. Que ce soit au niveau des textes ou des compositions, Beck renoue avec les meilleurs moments de Mutations. Guitares aventureuses, batterie économes et parfaitement ajustées, mélodies effacées et pourtant omniprésentes, et accessoirement une interprétation faussement détachée. Et ce n’est pas l’intervention de Cat Power — sur “Orphans” et sur “Walls” — qui change radicalement la donne, loin s’en faut.

A défaut de retrouver le savant fou d’il y a dix ans, Modern Guilt permet à Beck de renouer avec le songwriting. Pour les trouvailles sonores, il va encore falloir patienter — et probablement tuer discrètement Danger Mouse (ce faux jeton) et Damon Albarn qui ont, ensemble, amené le concept bien plus loin avec Demon Days de Gorillaz ou l’énorme The Good, The Bad And The Queen.

– Son site officiel