A ceux qui les avait enterrés un peu trop vite, Kele Okereke et sa bande de snipers leur balancent un Intimacy fracassant. Une leçon d’humilité et une énorme suée par la même occasion.
À l’heure où le débat sur la pertinence de la théorie darwinienne fait rage dans les milieux autorisés (si chers à Coluche), Bloc Party nous démontre avec rage qu’il ne faut pas trop vite enterrer une espèce dès son premier faux pas, surtout à l’aurore de sa vie. Il s’en est pourtant fallu de peu qu’on considère le quatuor perdu dans les tréfonds de la grande mare aux canards pouet-pouet des groupes de rock anglais après A Weekend In The City (2007), un deuxième album boursoufflé et poussif, bien en-deçà des énormes promesses de l’inaugural Silent Alarm (2005). On avait misé gros sur eux, charmés par leurs attaques rythmiques et leurs riffs gigognes, la voix de Kele Okereke et leurs prestations scéniques pour le moins électriques. Il y avait également une dimension politique dans certains textes, chose qui nous manque un peu aujourd’hui, surtout venant du pays d’origine des Clash. Et puis ce deuxième album est arrivé, attendu comme le loup blanc dans les rangs des armées de fans et patatras, tous leurs espoirs se sont envolés, Bloc Party n’était bien qu’une baudruche.
C’était largement sous-estimer la démarche artistique du combo. D’abord, il y a Kele Okereke, fin mélomane, amateur d’art averti, foncièrement cultivé, qui a, en outre, la lourde charge de défendre une double cause : homosexuel et noir, deux critères qui, quoiqu’on en dise, ne sont pas complètement acceptés dans le merveilleux monde rock briton, aussi lamentable que cela puisse paraître. La preuve ? L’agression dont il fut la victime le 19 juillet de cette année au festival Summercase, et dont l’auteur n’est autre que John Lydon, ni plus ni moins que l’ancien leader des Sex Pistols et autre P.I.L., lui reprochant sa « black attitude », la grande classe. L’autre atout de Bloc Party se cache derrière l’énorme carcasse du batteur Matt Tong, le réacteur nucléaire du groupe qui amène une dimension pyromane au pop-rock un brin référencé des débuts. Soit autant d’éléments qui, mis bout à bout, promettent le fond, la forme et la manière — d’où l’énorme déception de 2007.
Pour ce troisième album, on songe à une sorte de changement dans la continuité puisque les chansons de Intimacy sont schizophrènes, tantôt électriques — évoquant le premier effort — tantôt synthétiques — qui rappellent le deuxième volet. D’ailleurs, les deux producteurs initiaux sont invités, Paul Epworth (Silent Alarm) pour les parties d’obédience rock, Jacknife Lee (A Weekend…) pour les autres, et si la césure est nette, elle est surtout abordée avec une intelligence rare. L’ordre des chansons dans le disque n’a rien d’anodin, il convient donc de l’écouter d’une traite et dans le bon sens. Et instantanément, les automatismes reviennent tout en dévoilant quelque chose de nouveau, les londoniens arborant une parure que nous ne leur connaissions pas : la démolition systématique du concept mélodique apportée par une approche atrabilaire de la pop.
Les deux premiers titres annoncent d’ailleurs la couleur, avec “Ares” d’abord, qui voit le chanteur lutter à mort avec une guitare imprévisible et une batterie monstrueuse, une bombe hybride comme on n’en avait pas entendu depuis Blood Sugar Sex Magic des Red Hot Chili Peppers, suivie de “Mercury”, hymne robotique qui porte à ébullition un mélange electro-clash/punk tribal à peine dilué par des cuivres (oui, vous avez bien lu, des cuivres !) aux effets dévastateurs. La messe est dite, Bloc Party est entré dans une toute autre dimension, finie la glorieuse époque des bons élèves. Passons “Halo”, figée dans un classicisme désormais sans surprise, reprenant à la lettre les meilleures formules de Silent Alarm, seul écart de conduite (tout relatif) d’un album par ailleurs de très haute volée.
À partir de là, quand la suite s’annonce tonitruante, les quatre garçons nous emmènent radicalement ailleurs, sur des terres vierges, drapées de nappes de claviers soyeux, d’arpèges de guitares évanescents et illuminés par la voix magique du leader, sur l’emblématique “Biko”, poignante ballade qui rappelle évidemment la triste anecdote pré-citée. Et l’album continue ainsi, subtilement, à osciller entre coups de poings sans merci et divagations aqueuses, n’hésitant aucun grand écart entre un trip-hop baignant dans une lymphe empoisonnée et un rock urgent, celui de la dernière heure. Et cet éternel aller-retour fait d’Intimacy une aventure permanente, l’auditeur ne sachant jamais à quoi s’attendre, scotché par des cloches qui tintinnabulent sur “Signs” tout de suite après avoir subi les coups de butoir de “Trojan Horse”, ou encore cloué au pilori par les percussions et les choeurs de “Zepherus”, étrange vignette qui devrait bien plaire à Brendan Perry de Dead Can Dance. Notons, à ce stade, l’usage de l’électronique qui, outre une production de cathédrale, témoigne d’un souci permanent du juste dosage, une recherche formelle assez peu fréquente aujourd’hui à part chez quelques grands noms — Radiohead, au hasard, Kele Okereke n’ayant jamais caché son admiration pour la troupe d’Oxford.
Ce bond en avant impressionnant que vient de réaliser Bloc Party le place désormais aux cimes des groupes qui ont le souci d’un vrai avenir pour un langage rock par ailleurs abondamment galvaudé. Cette remise en question quand on est promis à un grand avenir commercial est à saluer comme il se doit, et à montrer en exemple à d’autres, plus jeunes, bien sûr, mais aussi plus anciens, bien installés dans leur niche, ne proposant rien de plus qu’une formule vouée à une (auto)satisfaction parfaitement marketée et bigrement rentable — Placebo, pour ne citer qu’eux. Remarquable.
Lire également :
– la chronique de A Weekend In The City
– et celle de Silent Alarm
– Leur site officiel