Retour tardif sur un album étrangement passé inaperçu en 2008. Pourtant, la moitié de Broken Social Scene a signé là un disque à même de concurrencer les fleurons de la scène indie rock américaine old school. Réhabilitation, ici et maintenant…
C’est d’abord l’histoire d’un décalage, certes futile, mais qui mérite le détour. Brendan Canning est un gars au non look avéré, barbu vaguement hirsute, lunettes dévorantes qui n’ont rien d’étudié, fringues de prof de math sur le retour. Brendan Canning c’est aussi celui qui ouvre son premier disque solo par un brûlot rock incandescent, que l’on octroierait plutôt à de jeunes requins ayant vidé leur pot de gel avant d’enfiler leur slim à paillettes. De mémoire de trentenaire, ce décalage là, à deux doigts du cliché, nous avait inévitablement conduits à des groupes toujours aventureux — Sonic Youth, Yo La Tengo, ce genre –, qui ont une vision du rock unilatérale, la musique comme seul mode d’expression qui vaille, le reste ne faisant que détourner l’attention. Ce n’est donc pas un hasard si Canning est l’un des deux piliers, avec Kevin Drew, d’un des collectifs canadiens les plus fascinants du moment, Broken Social Scene dont on ne compte plus ni les émules — le gros du catalogue Arts&Crafts — ni les dissidents. Deuxième disque du projet Broken Social Scene Presents… — après celui de Kevin Drew, justement –, Something For All Us permet de définir les contours du rôle de chacun dans le combo. A Drew les brisures rythmiques, la folie latente, les imperfections et les coups de hache, à Canning les millefeuilles instrumentaux, les harmonies vocales démantibulées, et les cuivres insaisissables.
Something For All Us est un album gonflé, consistant, et dégénéré. Entre indie rock électrisant et mélopées folk licoreuses, il ne cesse de déambuler, piquant ça et là des sprints pour mieux distancier l’auditeur, le perdre dans le dédale d’arrangements luxuriants, et finir par le trousser au moment même où il s’écroule sous une ball(ad)e imprévisible. Brendan Canning déroule son savoir faire en terme de compositions, ne se détournant d’aucune piste du moment qu’elle promet d’aboutir à une vraie chanson. C’est là la différence majeure avec son travail en groupe. Quand BSS ne semble jamais maîtriser sa trajectoire, multipliant les options, explorant les circonvolutions cérébelleuses de la meute sans but précis, en solitaire Brendan Canning repose d’abord son travail sur une assise rythmique bien définie et brode autour de voluptueuses étoffes fourmillant de détails. En cela, l’album semble de prime abord un bon disque de rock polyglotte qui ne se prive d’aucun effet. Ce n’est qu’à force d’écoutes assidues et acharnées qu’il finit par dévoiler une à une les innombrables chausse-trappes parsemées par son redoutable géniteur.
Du feu de titres comme “Something for all Us”, “Hit the Wall” ou “Churches Under Stairs” — qui au passage nous rappelle cruellement que U2 est bel et bien mort en 1991 — aux parterres fleuris de “Snowballs & Icicles” ou “Been at so Long” en passant par le funk glacial du single “Love is New”, Canning assène une maîtrise totale et une polyvalence digne des précités américains. A ceci près que toutes ces fresques, c’est seul qu’il les a imaginées et dressées, s’appuyant, comme toujours dans ce collectif, sur une armée de partenaires qui offrent leurs services de disques en disques. Jamais là où on l’attend, toujours avec un temps d’avance, brandissant sans coup férir, au détour d’un pont ou à l’issue d’un refrain virevoltant, un atout meurtrier que l’on n’avait pas vu venir — ici un piano voltigeur, là une ligne de basse tout droit sortie du Bronx…
Le Canadien se joue des codes et des genres avec une aisance aussi éloignée de la suffisance que possible. Seule sourd de ce magma en fusion dévalant la pente une conscience aigüe du langage strictement musical : comment partir de chansons au fond plutôt classiques pour aboutir à ces ponts suspendus ou à ces majestueuses cathédrales, de ces monuments aux côtés desquels on passerait trop vite mais qui nous survivront. Something For All Us est un ouvrage d’art, et son maître un visionnaire.
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