À l’orée des années 80, dans un studio radiophonique situé à Rome, Robert Wyatt refait le monde et réinvente son art. Une magistrale méditation sonore enfin disponible sur disque.
« J’ai depuis peu la passion des radios lointaines : j’ai un poste à ondes courtes et je cherche des stations le soir… En ce moment, je suis attentivement les émissions de RadioVietnam, qui émet en anglais et en Français d’ailleurs, et de Radio-Lithuanie, en Russie. Tout ça m’aide à retrouver certaines filiations musicales, les influences respectives des musiques arabes, turques, iraniennes, indiennes, espagnoles, etc. Je me passionne pour tout cela, comme un généalogiste pour ses arbres. […] Récemment, j’ai travaillé pour une radio en Italie, j’étais invité pour un programme d’une semaine-carte blanche… »
(Robert Wyatt, in Jazz Hot N° 386/387 – juillet-août 1981, extraits d’une interview réalisée par Pascal Bussy)
Habitué à aller voir ailleurs de quoi il retourne, pour mieux s’en retourner vers soi riche du savoir des autres, Robert Wyatt appartient à cette précieuse famille des grands voyageurs immobiles qui se refusent au surplace — celui, notamment, auquel la vie semblait pourtant l’avoir condamné un jour de juin 1973. Son oeuvre en solitaire, une des plus essentielles de ces quarante dernières années — doit-on encore le rappeler ? — prend acte du mouvement du monde, de ses mutations et de ses changements, de sa présence ineffable comme des lointains qui le bordent, de ses horreurs à peine avouables comme de ses beautés rares. Chez Wyatt ce déplacement vers l’étranger, qu’il soit parfois géographique ou le plus souvent mental, détermine en soi un là-bas jamais donné d’avance : à l’inverse du touriste en quête d’un exotisme rassurant et déterminé, le musicien invente sa destination à mesure qu’il s’en rapproche, établissant des connexions et des filiations sonores pour s’orienter, créant son propre passé, produisant son propre futur dans une volonté opiniâtre de ne pas tourner en rond. D’ici à là-bas, le chemin s’avère sinueux, les repères incertains, le rapport au monde et à l’art sans cesse remis en jeu.
Le 19 février 1981, Robert Wyatt et son épouse, Alfreda Benge, voyagent en Italie, à Rome, et font une escale dans les studios de la radio RAI. Invité durant une semaine dans le cadre de l’émission Un Certo Discorso, l’ancien batteur de Soft Machine trouve là matière et durée à explorer les mystères de la composition, totalement libre d’enregistrer ce qui lui passe par la tête. Avec un piano, des claviers, des percussions, une guimbarde et surtout sa voix, sans contrainte commerciale, ni nécessité de rentabilité, il s’essaie à la musique comme le peintre macule progressivement sa toile interrogeant ainsi l’étendue et les possibles de son pinceau, sans savoir de quoi demain sera fait, sans même avoir l’assurance d’un lendemain (Wyatt compare d’ailleurs dans le livret son travail à celui de Picasso filmé plan par plan à travers une vitre par Clouzot). Au final, quarante-cinq minutes et huit morceaux témoignent de ses vacances romaines.
Le répertoire couché sur disque découvre une étonnante reprise en accélérée d’un standard de Charlie Parker (“Billie’s Bounce”), une version séminale de son hommage à Nelson Mandela, “Born Again Cretin” » (un morceau placé en exergue de l’album Nothing Can Stop Us paru en 1982), une savoureuse “Holy War” inspirée de l’Internationale et d’autres titres inédits ne laissant planer aucun doute quant à l’engagement politique et l’acte de résistance qui les sous-tendent (l’explicite “Revolution without « r »” en atteste à lui seul). À distance de sa terre natale, le musicien investit une parole que les médias britanniques sont de moins en moins enclins à faire entendre, sinon diffuser — rappelons pour mémoire que Robert Wyatt adhère au parti communiste en 1979, la même année Margaret Thatcher trône à la tête d’un gouvernement de fer, tandis qu’en 1981 le magnat australien des médias Rupert Murdoch achète The Times et Sunday Times. Si loin si proche, dans son laboratoire romain, Wyatt fait un sort à ses contemporains avec l’humour sardonique et la finesse d’esprit qu’on lui connaît, soulignant aussi au passage — entre autres choses toujours bonnes à répéter — qu’un musicien demeure, à l’instar d’un peintre, d’un écrivain ou d’un architecte, un artiste qui pense, et la musique un peu plus qu’un simple divertissement ou un bien de consommation noyé dans le flot des marchandises périssables.
Mais, plus précisément, de quelle musique parlons-nous ici ? Les plus paresseux s’en tiendront à une musique d’avant-garde, un terme commode quand il s’agit d’entrevoir l’altérité sur le mode du rejet, que Robert Wyatt charrie d’ailleurs comme un boulet, lui qui s’échine pourtant à appréhender un large spectre de sons et d’univers musicaux populaires, se refuse à toute fixité stylistique pour lui préférer des grands écarts salvateurs (l’art du voyageur toujours). Centré autour de sa voix, tantôt magnifiée, déformée, filtrée, détournée, décuplée, Radio Experiment Rome, February 1981 évoque un manège enchanté et opiacé, comme sur “Heathens Have No Souls” où le chant tournoie, s’envole, revient comme un écho, s’emporte et se déporte, apparaît et disparaît selon les progressions harmoniques d’un piano livré à ses songes et les battements métronomiques d’une guimbarde qui marque le tempo. Sur une des plus belles pièces de l’album, “L’albero degli zoccoli”, qui fait référence au film éponyme d’Ermanno Olmi (1978) et aurait pu tout aussi bien être enregistrée au moment de Rock Bottom (1974), ce chant aérien, à la fois fragile et atemporel, épouse un thème de Bach d’abord étiré et fondu dans les sonorités flottantes du synthétiseur, poursuivi ensuite au piano avec une inspiration monkienne, le tout ponctué de délicates touches percussives. Comme dans cette relecture imaginaire teintée de mélancolie vaporeuse, une indéniable poésie sonore se dégage de l’ensemble de ces déambulations oniriques qui, pour minimalistes et indolentes qu’elles se veulent, n’en convoquent pas moins les bruissements d’une temporalité débordante, entrelacs de sensations et de fantômes mêlés, invitation au voyage sans destination autre que soi-même.
Un harmonieux éther enveloppe les compositions spontanées de Radio Experiment Rome, February 1981, esquissées à même la mémoire qu’elles véhiculent en filigrane. Sur “Billie’s Bounce” ou “Prove Sparse”, Wyatt utilise les possibilités radiophoniques du multipiste, exploite la vitesse de défilement du signal pour infléchir la courbe du temps (effets review), superpose les couches de chant comme autant de miroirs qui diffractent son reflet, dissémine les instruments sur les différents canaux (le jeu d’écho entre les notes de piano) de sorte à modeler le monde comme il l’entend, c’est-à-dire tel qu’il l’entend, le ressent, le vit de l’intérieur. En véritable généalogiste, Robert Wyatt remonte le fil d’un temps intime, celui qui le mène à l’origine de la (sa) création, une création toujours sujette à transformations, in progress comme le sont les rêves d’enfant.
– Le site de Orkhêstra
– En écoute : « L’Albero Degli Zoccoli »