Anachronique, Passagenweg parle d’un temps devenu cendre, poussière, vestige.
« La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous ».
Pour son quatrième opus, le jeune musicien français Pierre-Yves Macé fait référence à Walter Benjamin, philosophe allemand ayant vécu à la première moitié du XXème siècle, ou plus exactement à son ouvrage inachevé, à savoir Le Livre des Passages. oeuvre transversale — comme par ailleurs la philosophie benjaminienne — ce dernier constitue un travail colossal de « montage » de citations et de réflexions, une sorte d’essai pour une possible topologie de la modernité à travers des thèmes aussi variés que le jeu, la photographie, Baudelaire, la mode, le miroir etc., tous ces objets ayant pour décor Paris, haut lieu du capitalisme triomphant et lieu d’exil pour le philosophe dans les années 1930.
À l’utilisation des enregistrements d’anciennes chansons françaises, on pourrait croire que Pierre-Yves Macé — et par son intermédiaire celui qui écoute — essaie de se faire contemporain du philosophe allemand. On pourrait également imaginer une certaine nostalgie pour l’époque et les temps révolus, une bande originale pétrie de pessimisme et rêvasserie en somme, qui renvoirait une image obscure et sans repères du monde actuel. Or ni la vision du musicien français ni la perspective suggérée par Passagenweg ne s’insèrent dans cette lignée. Sur le plan compositionnel, l’album s’apparente en grande partie aux processus de la création présents dans la musique concrète, à savoir un mixage de séquences et de sons enregistrés sur divers supports, une sorte de mise en scène où les morceaux deviennent des véritables lieux d’expérimentation. Toute une activité autours des limites est amorcée dans Passagenweg, des limites qui sont aussi bien celles des supports que du contenu sonore lui-même, un exercice à partir duquel le temps va se rendre malléable : répétition, changement de vitesse, changement d’intensité, autant de gestes pour démonter et remonter le temps, renvoyant ainsi au « montage », l’un des concepts clé de la pensée de l’histoire selon Walter Benjamin. Découpées, répétées, accélérées, les harmonies sont travaillées sans relâche. Si ces dernières se trouvent autant violentées, c’est que le travail engagé par Pierre-Yves Macé s’inscrit dans cette ambition de faire surgir le lointain que peuvent incarner les mélodies anciennes comme un passé « réminiscent ».
En brisant une linéarité illusoire, le musicien dépeint un univers sonore révolu dans l’épreuve du temps, avec sa discontinuité, son ambiguïté. Les enregistrements, les traces sonores de l’autrefois, à travers une démarche minutieuse et exigeante, gagnent un pouvoir « auratique ». Le corps musical se déploie dans le but d’instaurer une relation intime et unique à chaque écoute, un déplacement où coexistent la distance et la proximité, une angoisse sublime et exaltée. En introduisant un véritable mouvement dialectique au sein de sa création musicale, Pierre-Yves Macé expose une oeuvre complexe et profonde, livre une douce rêverie qui nous possède d’autant plus qu’elle nous apparaît proche, familière. On ne peut imaginer un meilleur hommage à l’une des pensées les plus brillantes du XXème siècle.
– Le site de Pierre-Yves Macé
– En écoute : “La comédie des cachemires”