Midlake se joue des apparences et sanctionne les impatients. Voilà un grand disque, long en bouche, exigeant et totalement anachronique. A condition d’aimer la flûte…
Ne tergiversons pas. Quel est le principal point faible de The Courage of Others, troisième album des très attendus Midlake ? D’être précisément le troisième album, tant les deux premiers avaient marqué leur temps, imprégné les esprits. Bamnan And Slivercork (2004) d’abord, cette pop champêtre bricolée et luxuriante, aussi incontrôlable que drôle, inattendue et souvent maladroite, le premier album par excellence, qui en appelait un deuxième (et non un second) forcément majeur et supérieur. Et The Trials Of Van Occupanther (2006) ne déçut pas, un disque irréprochable de pop-folk idiomatique, regorgeant de tubes, voire même de chansons parfaites (“Roscoe” reste un chef d’oeuvre insurpassable), et qui, en même temps que la consécration, installa logiquement une épée de Damoclès sur la tête du groupe texan : le troisième album allait être rude à aborder.
Ce tant attendu troisième album est là, et il déçoit, beaucoup même si l’on lit à droite, à gauche, ou même que l’on discute avec nos complices. Seulement, à bien y regarder, il semblerait que Midlake ait en fait réussi là, si ce n’est un coup de maître, en tout cas un sacré coup d’échec. Midlake a déjoué les pronostics les plus aventureux en abandonnant ses références et, tel Ulysse, a fait un long voyage, résistant aux sirènes du succès. Et s’est penché sur la folk… anglaise et médiévale. Soit pas exactement la recette du succès pourtant tellement mérité. Midlake a profité du confort matériel apporté par ses récents disques pour s’offrir l’album de ses rêves, n’évitant pas la si dangereuse remise en question. Quitte à y laisser des plumes, et des fans. Forcément. Il est donc impératif, pour l’apprécier, de ne pas le juger à l’aune de ses aînés mais de le prendre tel quel, brut. Et ce n’est qu’à cette condition qu’il délivrera tous ses sucs.
The Courage Of Others est un disque ombrageux, ténébreux même. S’il est établi que la source principale de Midlake reste la nature (et pour le coup, cet opus ne fait pas exception), il n’y a plus grand intérêt à s’attarder sur l’écriture poétique et bucolique de Tim Smith, avec toujours cette pointe de sorcellerie de foire qui confère à ses textes, travaillés et denses, un petit côté ménestrel perdu dans un océan de technologie un peu vaine. À ce propos, les amateurs de la première heure ne seront pas dépaysés. Reste la musique.
A première vue, à l’exception de quelques guitares qui haussent le ton de ci de là, The Courage Of Others roule sa bosse sur des tonalités mineures et tristes à se pendre, et Midlake semble jouer toujours la même chanson. Mais c’est faire bien peu cas du travail de composition livré par le groupe. On sent que la bande n’est pas sortie rassérénée des années dorées qu’elle vient de traverser. Il n’y a pas de bonheur assuré ici bas et il convient de s’affronter à cette idée. Le monde n’a rien de drôle, et en ce sens n’a pas beaucoup changé depuis bien longtemps. Et tout est déjà inscrit depuis des siècles dans cette bonne vieille terre. C’est ce que semble chanter le quintet. Et surtout, il appelle à observer tous les petits changements qui s’opèrent autour de nous, ramenant l’écoute au premier rang de l’appréciation globale d’un disque, de même que l’observation pointilleuse de ce qui nous entoure comme seule réponse à nos inquiétudes les plus profondes. Midlake nous invite à la minutie, à l’attention des moindres détails.
Qu’est ce qui rend la vue d’un lac plat, en plein été, si fascinante ? Non pas le calme qui s’en dégage. Non, ce qui accroche le regard, et donc l’attention, c’est la multitude de petits détails qui donnent à ce tableau apparemment sans accroc toute sa dimension : ici un reflet d’une couleur différente, là un oiseau qui perce le ciel, plus loin un squelette d’animal dévoré par des vautours ou encore ce vent chaud annonciateur d’un orage qui ne saurait tarder. The Courage Of Others est fait de cette essence, il scintille de mille feux, à la condition unique de s’y attarder, de s’y plonger corps et âme, et d’accepter de s’y perdre. Comment apprécier autrement toute la grâce de “Fortune”, contrepoint solaire de la si macabre “Winter Dies” ? Dit-on d’un tableau de Pierre Soulages qu’il est noir, car même si c’est vrai, est-ce seulement suffisant ? Non, on le décrit comme utilisant une palette de nuances infinies de noir. Midlake use du même stratagème pour ce disque sépulcral, fouissant le sol pour y receler des trésors inestimables, jouant d’une palette de sons tous plus maussades les uns que les autres mais qui, unis, forment une bâtisse imprenable. Ici une ligne de basse pantelante, là une batterie massive, plus loin une guitare acoustique en perdition, et toujours ce chant suspendu, comme flottant entre vie réelle et imaginaire. On ne saurait que trop se soumettre au pouvoir magnétique de “Children of the Grounds”, ou se coucher au pied de “Bring Down”, cette ballade infiniment désespérée, illuminée par la voix de la séraphique Stephanie Dosen. Il conviendrait même de s’appesantir sur l’évidente majesté de “Acts of Man”. On pourrait ainsi détailler le moindre titre, contredisant au passage le reproche principal fait à cet opus qu’il ne contient aucun tube : si c’est vrai, en quoi cela est-il indispensable dans la mesure où il se suffit largement à lui-même ?
Bien sûr, The Courage Of Others se mérite, demande une attention que notre époque n’autorise plus vraiment, s’inscrivant à contre-courant de cette absolue nécessité de pouvoir être écoutable en shuffle sur son iPod. C’est même un vrai album comme on n’en avait pas entendu depuis bien longtemps, auquel seul le carbone 14 rendra pleinement justice. Mais sans être une pierre angulaire, il n’en reste pas moins un grand disque, où sagesse et désarroi s’affrontent jusqu’au sang, qui assume sa part d’ombre et rechigne à flirter avec ses congénères. Il s’agit là d’une oeuvre assumée, majeure sans être majuscule, et qui résistera aux railleries ou au reniement. On est prêt à prendre le pari, ici et maintenant.
– Leur site officiel
– En écoute, “Acts of Man” :