Confidences du quatuor Alt-J, de passage à Paris quelques semaines avant que sa déferlante pop An Awesome Wave ne ravage les bacs.


Sans arrondir les angles, on peut dire que le premier album du quatuor ∆ à trois côtés, originaire de Leeds, a été unanimement salué par la critique. Un accueil mérité. Car on est prêt à miser sur ce fait : peu de groupes feront preuve cette année d’autant d’originalité que ces musiciens lettrés, à l’origine d’ingénieuses anomalies pop. Mais quand nous les rencontrons, un mois avant la sortie de l’album, en une pluvieuse journée d’avril, An Awesome Wave n’a pas encore fait de vagues. Joe Newman (chant/ guitare) et Gwil SainsBury (guitare/basse) sont encore face à l’inconnu, en plein phase expectative. Ces esprits curieux nous révèlent quelques solutions pour résoudre leur mystérieux sens trigonométrique de la mélodie. Bizarre love ∆.

Pinkushion : La première impression qui se dégage à l’écoute de votre musique, c’est qu’il est difficile de la catégoriser.

Gwil Sainsbury (guitare/basse) : Merci. Je pense que beaucoup de groupes ont un point de vue similaire sur comment sonner, ils ont déjà une idée préconçue. La plupart des groupes portent leurs influences sur leurs pochettes d’album, c’est vraiment évident qu’ils veulent sonner comme le groupe qu’ils admirent. C’est en quelque sorte un compliment adressé à leur modèle. Notre processus est totalement différent, nous avons fini par sonner ainsi. Nous faisons une musique qui nous plait telle qu’elle est.

Joe Newman (guitare/chant) : Elle résulte juste de ce qui se passe lorsque nous jouons ensemble.

Gwil Sainsbury : Nous étions amis avant de former le groupe. On a réalisé qu’on était bons pour faire une musique qui s’accordait avec nos quatre personnalités. C’est un immense privilège que de pouvoir sonner comme rien de vraiment connu auparavant. Ce n’était pourtant pas notre but au départ, notre seule ambition était de composer la musique que nous aimions.

Alt-J est donc la somme de quatre personnalités aux goûts très différents.

Gwil Sainsbury : Tout à fait. Thom (Green), notre batteur, jouait dans un groupe de metal. C’est difficile à croire, car ses beats sont assez hip-hoppy, mais il vient de là. Personnellement, je ne sais pas trop d’où viennent mes influences…

Joe Newman : Mon parcours avant Alt-J est jalonné de nombreux concerts acoustiques dans des pubs anglais. On y jouait pendant trois heures des classiques américains de James Taylor, Joni Mitchell, Eric Clapton, Simon & Garfunkel… J’ai grandi en écoutant cette musique. Mes amis écoutaient aussi beaucoup de hip-hop, des choses comme Foreign Beggars, le label KLD, Nas. J’ai probablement été imprégné par ces deux cultures musicales. Notre claviériste, Gus (Unger-Hamilton), a un parcours encore très différent. Il parle d’ailleurs français, il est né à Paris.

Gwil Sainsbury : Gus était choriste dans un chœur d’église. C’est donc de là que viennent nos harmonies vocales. Personnellement, quand j’avais 15 ans, j’étais un peu comme Joe, plongé dans le hip-hop west coast, le Wu Tang Clan… Je ne connaissais personne à l’époque qui écoutait ce genre de musique. Et puis vers l’âge de 17 ans, j’ai commencé à écouter des groupes de rock comme les Strokes, The Libertines. Donc il y a une infime partie de ces groupes en moi, là mais je dirai que le hip-hop est davantage une influence, avec un croisement d’autres musiques…

Connaissez les groupes du label Anticon, notamment Why? C’est un des rares groupe que m’évoque votre son.

Gwil Sainsbury : L’autre jour, un journaliste m’a également parlé d’un groupe sur le label Anticon. Je ne me rappelle plus du nom, mais il disait aussi qu’on sonnait pareil.

Joe Newman : Je n’ai jamais entendu parler de ce label.

Gwil Sainsbury: Moi non plus à vrai dire. Est-ce que c’est un label français ?

Non, c’est un label de hip-hop californien, assez expérimental.

Gwil Sainsbury : Lorsque j’écoute de la musique, je n’ai pas de réelle obsession sur les labels. Il est vrai que lorsque nous avons commencé à démarcher des labels pour avoir un contrat, j’ai commencé à noter certains noms, leurs spécialités, quels groupes étaient signés dessus… Ce fut très éclairant pour le groupe de connaitre ces différents types de labels.

Pourquoi avoir signé sur le label Infectious Music (Temper Trap, Local Natives, Cloud Control…)?

Gwil Sainsbury : Ce sont eux qui nous ont fait la meilleure offre. (rires)

Joe Newman : La vérité, c’est qu’ils ont un petit catalogue de musiciens. Seulement six groupes dont ils s’occupent, avec qui ils passent beaucoup de temps. Et ces groupes sont vraiment de qualité.

Gwil Sainsbury : Lorsque nous étions sans contrat, nous avons donné pas mal de showcases où nous rencontrions des labels. Durant ces sessions, nous avons remarqué que les majors semblaient instables : la plupart des gens qui y travaillaient n’étaient plus les mêmes aux concerts suivants, ils étaient remplacés ou virés. Si les gens avec qui tu signes partent du jour au lendemain, c’est déplaisant. Infectious Music, est une petite structure de quatre ou cinq personnes qui partagent un même enthousiasme. C’est un label indépendant, il n’y a pas de contingent, ils mènent leur barque tout seuls. Cette position est très rassurante pour un groupe.

Joe Newman : Je garderai toujours en mémoire cette phrase, « La seul raison pour laquelle nous vous avons signé, c’est qu’on aime beaucoup votre musique. Et vous vous débrouilliez tellement bien sans nous qu’on vous laissera vous débrouiller tout seuls. » Infectious nous donne donc une grande liberté créative, et pas seulement dans le domaine musical. Nous aimons beaucoup nous impliquer dans les visuels de pochettes, Internet, les vidéos. Et nous avons besoin de cette liberté.

Gwil Sainsbury : Personne ne pourrait dire ce qui se serait passé si nous avions signé sur une major, mais il y avait aussi en nous cette petite peur de devenir une marque, un produit. On ne voulait pas être dépassés par des campagnes marketing, ces impératifs qui vous étouffent progressivement.

Joe Newman : J’aurais adoré signer sur une major si on n’écrivait pas nos chansons. Je me contenterais de chanter des chansons que je n’ai pas écrites, et un staff s’occuperait de tout le reste (rire). Mais nous ne sommes pas comme ça, on s’implique tous ensemble dans le moindre aspect, de la musique aux pochettes d’albums.

Gwil Sainsbury [guitar/bass], Joe Newman [guitar/vocals], Gus Unger-Hamilton [keyboards] and Thom Green [drums]


D’où vient d’ailleurs l’idée de la pochette du single « Matilda », cette montagne qui semble surgir de la mer ?

Gwil Sainsbury : C’est une bonne question. Il semblerait que ce gigantesque rocher existe près des côtes australiennes. À vrai dire, c’est notre batteur Thom qui a trouvé l’image sur Internet, nous ne la possédons pas. Nous avons cherché pour savoir qui était le propriétaire, en vain. Mais l’image nous plaisait tellement que nous avons décidé de l’utiliser quand même.

Joe Newman: On n’éprouve pas le besoin de créer une image, celle-ci correspond parfaitement au sentiment qu’on voulait véhiculer. La question est de trouver la bonne idée, plutôt que de l’inventer.

Gwil Sainsbury : Trois d’entre nous ont étudié à l’université, dans des écoles d’art, et des auteurs comme Roland Barthes nous ont appris à penser différemment et ont influencé notre approche de la musique. Nous volons des choses d’une certaine manière, mais c’est plutôt dans le sens d’une référence liée à la musique… On transfère l’œuvre dans un contexte différent.

Vos paroles s’inspirent de différentes œuvres allant du cinéma à la littérature ou la photo.

Joe Newman : Si on veut rester honnête artistiquement, on se doit de mentionner nos références. Toutes ces idées dans lesquelles on puise… Oui, on fait des références dans une chanson, on parle de Johnny Flynn… je pense que c’est une bonne chose que d’honorer nos sources d’inspirations. Un peu comme pour les samples dans le hip hop, c’est important de citer ses sources. Quelque part, nos paroles entrent aussi dans ce processus d’échantillonnage. Ces collages font partie intégrante de notre approche musicale.

La Matilda de votre chanson est en fait l’héroïne du film Léon de Luc Besson. C’est plutôt original comme choix.

Gwil Sainsbury : Léon est un film français, et c’était important pour nous de le dire dans la chanson. Il y a quelques références françaises sur l’album. Notamment sur la chanson « Taro », on chante en français quelques phrases du jeu de tarot, qui est une invention de votre pays. L’idée de faire voyager à travers différentes cultures, spécialement la France, nous plaisait.

Au départ, vous vous êtes fait connaître grâce à votre page Soundcloud, dans lequel vous diffusiez vos chansons. Au bout de six mois, vous aviez déjà atteint près de 70 000 visites.

Joe Newman : C’est totalement fou. Lorsque nous avons commencé, on avait une page Myspace. Avec huit visites par jour, on trouvait ça énorme (rires). Puis au bout de six mois, on avait un total de 500 visiteurs. C’était il y a quatre ans. Et maintenant nous en sommes à 70 000 (ndlr, les compteurs ont dû exploser depuis).

Gwil Sainsbury : C’est vraiment un sentiment étonnant que de voir des gens en concert chanter désormais les paroles de nos chansons. C’est bizarre. Chanter qui plus est nos mélodies, qui sont plutôt compliquées ! (rires)

Joe Newman : Découvrir nos fans est une chose géniale. Savoir que ces gens viennent à nos concerts grâce à notre page Soundcloud, c’est assez gratifiant. C’est une partie de notre rêve que d’avoir un public sauvage.

Comment vous sentez-vous à quelques semaines de la sortie de votre premier album ?

Gwil Sainsbury : À ce stade, je suis déjà content d’être payé pour faire ce que j’ai toujours aimé.

Joe Newman : Si les fans aiment nos vieilles chansons, je pense qu’ils aimeront beaucoup l’album.

Gwil Sainsbury : Les vieilles chansons sur Soundcloud sont des démos. Aucune n’était même mixée, rien n’était vraiment abouti. Avec l’album nous avons atteint un nouveau palier, et l’idée de sortir un disque produit et dont nous sommes amplement satisfaits du point de vue du son est assez excitant.

Vous parlez de votre satisfaction de la production sur ce nouvel album. Quel genre de perfection souhaitiez-vous atteindre en studio ?

Gwil Sainsbury : Je ne dirai pas que nous essayons d’atteindre un son parfait. Mais plutôt d’obtenir quelque chose sur lequel tout le monde au sein du groupe est d’accord. C’est davantage une question de balance entre les différentes parties : Ce beat de batterie doit être plus fort, tandis que la guitare doit être plus basse, ainsi on peut faire entendre une autre piste. Ce que j’aime dans Alt-J, c’est que dans nos chansons, chacun fait son truc pour finalement aller ensemble dans la même direction. Quelqu’un joue d’un instrument puis passe à autre chose, on peut très bien le constater à nos concerts. Et c’est pour cela que le mixage de l’album m’a rendu presque fou.

Joe Newman : Chaque infime partie que nous jouons de l’album, a été murement considérée. Je pense que c’est pour cela que les chansons sont si solides, nous avons tellement pensé chaque détail, comment les rendre meilleurs…

Gwil Sainsbury : On observe les groupes avec qui nous tournons ou que nous croisons. La majorité d’entre eux ont l’habitude de jouer en même temps. En ce qui nous concerne, ce n’est pas une priorité, nous n’avons pas d’ego à ce sujet. Ce serait même l’inverse. C’est une bonne chose que tout le monde ne joue pas en même temps, cela crée plus d’espace pour la musique. Il y a ce documentaire sur Pink Floyd en train de réaliser Dark Side of The Moon, avec un passage qui explique combien l’espace est aussi important que la musique. Un peu comme un sculpteur : sculpter la pierre ne consiste pas à ajouter d’autres morceaux, mais exploiter à sa manière ce qu’on a entre ses mains. Pour aboutir à une forme pure.

Votre musique est rafraîchissante dans le contexte actuel, car vous vous détachez d’une foule de nouveaux groupes qui utilisent des vieux synthétiseurs analogiques, et finissent par sonner pratiquement tous pareils.

Gwil Sainsbury : C’est marrant, car Gus a joué avec de très vieux claviers pendant très longtemps. Ce n’est que récemment que nous avons réalisé que pour jouer en concert un morceau comme « Fitzpleasure », nous avions besoin de nous procurer de nouveaux équipements ! Gus joue avec trois claviers, deux d’entre eux datent de l’université.

Joe Newman : L’un des deux d’ailleurs est un clavier volé à un pote à l’université. Je le lui ai emprunté. Lorsqu’il a voulu le récupérer quelques mois plus tard, je lui ai dit que je l’avais perdu. Je savais que Gus en avait trop besoin. (rires)

Gwil Sainsbury : C’est le même clavier que les Klaxons ont utilisé sur leur premier album. Un clavier pour DJ avec plein de sons ridicules pour faire chauffer l’ambiance sur le dancefloor. Lorsque notre manager l’a vu, il a pris peur. Il nous fallait du matériel plus professionnel.

Joe Newman : Au départ, on était plus dans une situation où nous étions désespérés de trouver des instruments pour jouer. On ne pouvait pas les payer car ils étaient trop chers.

Gwil Sainsbury : Il y a deux mois, j’ai acheté ma première guitare professionnelle. Avant cela, j’utilisais celle du cousin de Gus, de marque Squier, une réplique de Fender. L’un des boutons de réglage d’ailleurs ne fonctionnait pas.

Jack White dit qu’il préfère jouer sur une guitare cassée, c’est bon pour l’inspiration car cela aide à se dépasser.

Gwil Sainsbury : Et je pense qu’il a totalement raison. Nous avons récemment fait l’acquisition de plusieurs pédales d’effets pour récréer l’album sur scène. Je pense que si nous les avions eues pendant l’enregistrement de l’album, elles nous auraient trop distraits. Cela n’aurait rien donné de bon.

DR

La sélection d’albums par Alt-J:


Gwil : Pink Floyd – Dark Side of The Moon

Joe : Timber Timber – Creep on Creep’ on

Gus Unger-Hamilton (claviers) : The Velvet Underground – White Light / White Heat

Thom Green (batterie) : Clark – Totems Flare



La sélection de films :

Gwil : Koyaanisqatsi – Philip Glass / Francis Ford Coppola

Joe : Toy Story – Joh Lasseter

Gus Unger-Hamilton : Bobby Fischer Against The World – Steven Zaillian ( À la recherche de Bobby Fischer)

Thom Green : The Royal Tenenbaums – Wes Anderson


La sélection de livres :

Gwil : The Wasp Factory – Ian Banks

Gus : East of Eden – John Steinbeck (À l’est d’Eden)

Joe : His Dark Materials – Phillip Pullman (À la croisée des mondes)

Thom : The Bell Jar – Sylvia Plath (La cloche de détresse)

Le site officiel d’Alt-J

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