La légende Beat Happening, chantre du « do it yourself » (D.I.Y.) et de la musique lo-fi dans les années 80, fait aujourd’hui l’objet d’une compilation chez Domino Records.
On a rarement fait aussi bien … ou aussi foutraque c’est selon ! Recalé d’emblée au conservatoire, honni par le virtuose engoncé dans ses certitudes, mais adoubé et encensé par l’homme de la rue et le quidam cool et débraillé, Beat Happening est une formation indie née dans les années 80. Originaire d’Olympia – Washington DC – elle a en son temps bénéficié d’un following actif et passionné.
Look Around est la photographie d’une époque. Le film est intact et le grain est d’origine. Le contexte est le suivant : Fin des années 70, l’influent et activiste John Forster est un précurseur qui s’ignore. Cerveau et DJ du programme radiophonique KAOS (89.3 FM Olympia) hébergé dans les locaux de l’Evergreen State College à Olympia, il crée un réseau – Lost Music Network – basé sur une communauté de passionnés, dans l’unique but de développer, et promouvoir la musique indépendante sous toutes ses formes. Son programme radio n’obéit qu’à un seul critère : diffuser au moins 80% de musique indépendante. Ce quota magnifique entérine une avancée prépondérante : l’existence d’une frontière -consciente – entre la musique indépendante et les autres … celles des majors. La révolution est en marche. En parallèle, comme outil indispensable, Forster fonde son fanzine qu’il intitule OP. En accolant les abréviations de son réseau (LMN) et de son fanzine (OP) il bâtit la suite alphabétique LMNOP.
Le musicien Calvin Johnson s’engouffre dans la brèche. Pilier de la scène locale qu’il arpente de long en large, il s’implique définitivement en créant son label l’été 82. Principal pourvoyeur, messager et source de cette scène musicale foisonnante il décide de l’identifier par la simple lettre K – première lettre de l’alphabet précédant les lettres LMN OP. La suite logique est maintenant complète ! Sur cette simple idée alphabétique sera identifié le légendaire K Records. Calvin Johnson décrète alors : ’The K Cassette Revolution’. K à l’origine ne diffusera que des cassettes – au packaging original et au design épuré – mais évoluera avec son temps, vers le multisupport. La première sortie du label intitulée «Survival of the Coolest» est immortalisée par un trio d’Olympia les Supreme Cool Beings (Heather Lewis & Co).
C’est un signe annonciateur. Au sein de la famille K la vie de musicien sera sans stress.
Le concept de la musique indépendante prend tout son sens dans cette petite ville d’Olympia. Cette communauté naissante se construit avec le concours de passionnés, mais surtout, repose sur une structure pertinente – directement inspirée de la Factory d’Andy Warhol. Un fort esprit d’amitié règne également. L’entente des amis et des fanatiques fait son Å“uvre !
Ces premiers actes sont majeurs. La conspiration de l’«International Pop Underground» est en marche ; le ver est dans la pomme de l’ogre establishment.
Dans cette exaltante et détendue atmosphère – le label sur les rails – Calvin Johnson constitue naturellement en aout 1983 sa propre formation – Beat Happening – composée de Heather Lewis (chant, batterie) – et Bret Lunsford (guitare). L’impeccable et chronologique compilation Look Around présente 23 titres – sélectionnés par le groupe – extraits de leurs cinq albums. Leur première sortie en vinyl est le 45 tours « / What’s Important », annoncé comme suit à l’époque dans la newsletter n°1 de K records : « 2 hymnes incendiaires pour adolescents solitaires du monde entier ». C’est une caractéristique de leur musique, elle génère la nostalgie de l’enfance. Kurt Cobain à son propos : « It was just a nice reminder of innocence.” Avec Beat Happening, la vie est moins compliquée et plus simple.
Mais cette musique spontanée, primaire et naïve cache souvent des textes aux paroles sombres et aux situations adultes. A l’origine vendu 2.50 dollars aux particuliers, ce premier 45t fut en revanche commercialisé 4 dollars aux institutions ! Calvin y partage le chant. A chacun sa face. Le mécanique « Our secret » traîne un rythme lancinant mais addictif, la voix descendante et monotone de Johnson accentue la simplicité de l’orchestration, elle-même jouée sur un faux rythme. Sur la face B « What’s Important », le chant fragile et anémique d’Heather, est l’exact contrepoint féminin de Calvin. Ces premiers titres annoncent début 85 la parution de leur premier album éponyme. L’onde de choc produite changera la donne de la culture musicale au sein de la nation underground. Sont extraits, de ce premier album et présents sur Look Around, les charmants et pops ‘Foggy Eyes’ et ‘Look Around’. L’amateurisme est revendiqué et accentué par l’enregistrement sur un magnétophone 4 pistes. Sur le rocailleux et punk-rock ’Bad Seeds’, Calvin en accentuant la prononciation de la lettre ‘a’ – «We’re Baaaaad! Bad Seeds !” – entérine ses intentions :
“We just see this world in a different way / We’re bad seeds.”
La formule sur la longueur sera la suivante : lesté de la basse le trio fonctionne simplement avec la guitare, la batterie et le chant. Calvin Johnson est captivant et sûr de lui. Figure de proue, leader charismatique il porte son groupe et toute la structure K sur ses épaules. Son chant de baryton lo-fi est identifiable entre mille. Guttural il racle la gorge en remontant du tréfonds de ses entrailles. Sa voix apporte aussi un contre-point et de l’épaisseur à l’instrumentation rudimentaire. Heather Lewis oppose elle sa fragilité et sa fébrilité. Son chant – normal et anodin – et son manque de confiance apparent, la font apparaitre encore plus sincère.
L’écoute de cette nouvelle compilation procure un plaisir magique. Ces chansons ont une structure simple mais qui accroche immédiatement. La musique développée est minimale, primitive et discordante. Ces musiciens n’ont pas étudié la théorie, ne maitrisent pas la technique, mais ont remis en cause les fondamentaux et les codes. Calvin, Heather et Bret laissent à penser que tout à chacun peut faire aussi bien qu’eux. Calvin Johnson fera systématiquement appel à chaque album à un producteur. Steve Fisk, Stuart Moxham (Young Marble Giants), Mark Lanegan entre autres, se mettront au diapason des musiciens sans empiéter sur leurs platebandes.
Trois titres de cette compilation sont issus de leur second opus Jamboree (1988). Les chansons sont déjà plus travaillées et plus fortes qu’à leur début. De « Bewitched » – blues distordu et cramoisi – jusqu’au premier chef d’Å“uvre du groupe – « Indian Summer »- superbe de tendresse et de tristesse, qui pêle-mêle, mélange sexe, mort et pique-nique dans un cimetière. De peu de choses se dégagent beaucoup d’émotions – c’est une constante de ce groupe. Ce titre est aussi le plus repris de leur discographie. REM et Dean Wareham (Galaxie 500, Luna) pour les plus illustres s’y sont frottés. Ce dernier déclarera à son propos considérer ce morceau comme le « Knockin’ on Heaven’s Door » de l’indie rock.
Un an plus tard est enregistré le funèbre et impénétrable Black Candy. Ses principales et nouvelles influences sont les Cramps et le pastiche de BO de films d’horreurs. Sur Black Candy Calvin ‘Freddy’ Johnson d’une voie grinçante et rauque hantera éternellement vos cauchemars !
Dans une veine moins noire et plus noisy ‘Cast A Shadow’ est un festival … une chanson d’amour enlevée fait de bric et de broc :
The sandman is sending me a special gift
A sleepy dream memory of our first kiss
Cast a shadow in my direction
Beat happening est resté un groupe obscure presque toute sa carrière. Ils décollent légèrement avec leur album Dreamy (1991) qualifié par Calvin de ‘hit album’. Le single “Red Head Walking,” – leur plus grosse vente – et le malsain « Nancy Sin » renouent avec les côtés sombres de Johnson and Co. Les guitares de Bret Lunsford se fracassent en éclair noisy. Comme toujours après l’orage Heather Lewis éclaircit l’horizon sur « Fortune Cookie Prize ».
Mais son morceau de bravoure – « Godsend » – s’annonce sur You Turn Me On (1992) leur cinquième et dernier opus en date. Rêveur et brumeux ce cinquième essai est le plus accompli. L’éclairage est légèrement différent, les titres sont plus assurés, on s’éloigne un brin des rives du lo-fi. Sa teneur particulière découle sans doute de la co-production Moxham – Fisk. A Moxham les morceaux les moins énervés à Fisk les autres. « Godsend » s’étire sur 9 minutes – une prouesse – pour le groupe ! Ce mantra minimaliste, cette berceuse intimiste, mélange la voix de Lewis aux douces mais répétitives harmonies de guitares de Johnson et Lunsford, dans un entrelacs final intime.
Le même état d’esprit s’invite sur le contemplatif et hypnotique “Tiger Trap”. Sur les rayons descendants d’un coucher de soleil, notre imagination dérive et nos rêves prennent forme.
Quand le duo décide d’unir ses voix c’est toujours immense. « Teenage Caveman » est homérique ; le refrain ‘we cry alone, we cry alone’ repris par les duettistes sur un groove tendu et une pulsation frénétique est euphorisant.
Deux 45 tours majeurs et égarés de leur discographie sont présents sur Look Around. « Knock on Any Door”, à la production ’luxueuse’ est un régal. Le timbre de voix de Johnson à la Lee Hazlewood est encore plus ample. Le merveilleux – « Angel Gone » – dans la pure tradition du trio, enregistré 8 ans après leur dernier album, reprend les choses là où ils nous avaient plantés.
Beat happening a montré la voie, en suscitant l’envie à de nombreux jeunes musiciens de créer leur propre groupe. Mais également, qu’interpréter leur propre musique était une réalité palpable.
En 1991, pour l’International Pop Underground Convention, Calvin Johnson a mené à lui toute la fratrie de la musique indépendante dans sa bourgade d’Olympia. Sa mission alors était accomplie ! Dean Wareham déclara en son temps, nous sommes tous devenus des ‘Calvinistes’. Cette nouvelle rétrospective est aujourd’hui la porte d’entrée pour une adhésion … à vie.