Street Between Us est un concentré de rêveries et d’ambiances éthérées. Pénétrer dans cet écrin onirique, c’est s’assurer un plongeon voluptueux dans l’univers de Heligoland, cocon australien formé autour de la chanteuse Karen Vogt.


Il y a des musiques que l’on réserve aux moments privilégiés, comme pour mieux profiter de l’intimité factice créée par une voix, une mélodie, une atmosphère. Si l’on devait assigner un créneau horaire à l’écoute de ce Street between us de Heligoland, nul doute que l’on se mettrait d’accord pour en faire un disque de nuit. Pourtant, le deuxième album de Heligoland n’est pas spécialement sombre, il est même irradié par moments par des accords luminuex et des envolées vocales des plus caressantes. Mais il possède le velours de ces rêveries aux échos infinis, seules à même de venir habiter, voire hanter, notre sommeil.

L’ouverture “Obelix” annonce, comme son nom ne l’indique pas, l’ébauche d’un univers tout en finesse, parcouru par des ombres, des fantômes et des volutes vaporeuses. Il suffit de se laisser porter par la voix langoureuse de Karen Vogt – qui frôle parfois l’androgynie – pour savourer ce voyage immobile, parenthèse délicieuse dans notre vie à cent à l’heure. La chanteuse, évoluant dans un brouillard de guitares, nous fait partager ses envies de grand plongeon : «Let me fall, arms and all, on my feet into another world, drifting for hours on this white boat». Un monde liquide, que ces échos de guitares façon post-rock ne font que sublimer : on pense à Mazzy star, pour cette simplicité chargée d’émotions. La chanson suit son cours, à la manière d’une rivière sinueuse, et bénéficie d’une progression particulièrement maîtrisée : Karen répète le refrain sur des arpèges réverbérés, en escaladant les gammes, pour finalement susurrer d’une voix aiguë «let me fall…», suggestif et inquiétant.

Mais pour les aspirants au voyage que nous sommes, le périple ne fait que commencer. Dès “Parachute Fields”, Heligoland dévoile des arrangements plus élaborés. La trame du morceau s’organise autour d’arpèges entêtants, rapidement étoffés par des choeurs, un clavier, un xylophone, et un chant du bout des lèvres, relativement aigu pour une chanteuse qui semblait, à l’ouverture de “Obelix”, avoir une signature vocale grave et chaude. Le miroitement de tous ces éléments judicieusement imbriqués nous suggère un sentiment de plénitude, comme si le rêve vaguement empesé du début laissait place à une odyssée lumineuse. Trois autres titres reprennent la formule à l’oeuvre dans cette composition, à savoir “Nearly Everything Is New”, “A Street Between Us” et “Border The Shore” : tous sont caractérisés par une instrumentation acoustique – qui rappelle le premier album de Mojave 3 – et des refrains de haute-voltige, à mi-chemin entre psychédélisme et mélancolie. Nul doute que Karen Vogt doit beaucoup aux balbuciements mélodieux de Elizabeth Frazer des Cocteau Twins.

La majorité des titres de ce Street Between Us se distingue par un tempo plus lent, entre léthargie brumeuse (“Hardly a day passes”) et sieste planante (“Look Out Ahead”). Dans “Almost People”, Karen a tout d’une sirène ensommeillée qui renforce son irrésistible pouvoir d’attraction par l’usage d’un nuage de guitares. “How to travel underwater” propose une plongée dans un univers faussement désertique, où un piano, qui semble avoir seul le droit de citer, sera bientôt accompagné de guitares, xylophone et triangle. Car Héligoland privilégie les compositions evolutives qui traversent diverses atmosphères, comme autant de phases d’un sommeil agité : “Red Pocket” possède ainsi un départ acoustique (quelques pizzicati), puis chaque instrument fait progressivement son entrée : basse, batterie, slide-guitar, choeurs discrets, pour évoquer une composition post-rock, surplombée par ce filet de voix vertigineux.

On s’éveille de ce Street Between Us comme on s’extirpe d’un rêve : la tête encore emplie d’images que la magie de Heligoland a su rendre vivaces.