Des frenchies livrent un premier album à la présence crépusculaire et élégante, rappelant les frondes rock de The National et les ballades bouleversantes des Tindersticks. A surveiller de près.
Le cercle se forme au départ autour d’une amitié née dans les couloirs du lycée, relayée par des accointances musicales. On décide un peu plus tard de franchir le pas et de se réunir le mercredi après-midi à la maison, la voiture familiale reléguée sous la pluie. Lors des répètes, la technique n’est pas vraiment satisfaisante, mais qu’importe, une lueur apparaît dans les yeux de chacun : quelques compositions personnelles esquissées, puis des reprises de Radiohead et des Pixies suffisent à procurer un plaisir immense… ces chansons sont nos classiques, ceux que la plus belle fille de la classe ne connaît évidemment pas, malheureusement.
Puis, généralement (toujours), avec le bac en poche, les études nous font emprunter différentes voies. Les amitiés deviennent floues avec la distance, jusqu’à se perdre de vue, et quelque part, c’est une part de notre innocence qui s’en va. Benoît Guivarch et Antoine Kerninon ont subi les affres de l’éloignement, mais l’appel irraisonnable de la musique a miraculeusement résisté. De Rennes à Ottawa en passant par Lille, Glasgow, Quimper et les retrouvailles parisiennes en 2004, les deux amis n’ont jamais lâché prise à leur vieux rêve de lycée : continuer l’aventure coûte que coûte. Et c’est finalement cette persistance qui engendre aujourd’hui une maturité payante.
Après diverses montures et déconvenues, Benoît (chant/guitares) et Antoine (batterie/orgue) parviennent à stabiliser Carp autour de Fabrice Maria (basse), Christine Benaiche (clavier) et Julien Ribeill (guitares). C’est le label libertaire parisien Square Dogs – autogéré par des membres de Landscape et Simple as Pop – qui les signe, après avoir mis la main sur quelques titres via leur page myspace. L’histoire veut que Carp soit signé deux semaines plus tard.
Enregistré au cours de printemps 2006, ce premier album surprend par sa patine du temps, précoce. Carp n’a qu’un album à son actif, mais semble déjà détenir la sagesse d’un Leonard Cohen. Le quintet développe des ambiances distinguées, aux frontières de l’ébullition post-rock : des mélodies voilées d’un drap noir, à l’élégance évidente, mâtinées d’écorchures de guitares qui démarrent comme du Arab Strap puis prennent des hauteurs vertigineuses (“Morning Sheffield”, “The Great Escape”). Les arpèges sont lents et hypnotiques, mais les cordes demeurent tendues, prêtes à se casser au moindre coup sensible de médiator.
Carp excelle notamment dans les ballades noires qui transportent en elles vieux fantômes et regrets (superbe “Another Man”). Quelques arrangements rigoureux prennent le parti d’une esthétique mélo-dramatique, mystérieuse (vibraphone, orgue…). On pense beaucoup au romantisme emporté de The National, et forcément aussi aux Tindersticks, pour cette voix ombrageuse, désabusée de Benoît Guivarch. Le chanteur ténébreux est en charmante compagnie sur trois titres (“Tokyo”, “These thoughts” et “Coz”) avec Mélanie Pain, égérie de Nouvelle Vague et Villeneuve et qui fit un temps partie intégrante du groupe.
Certes, Carp laisse poindre quelques petites erreurs de jeunesse – le disque peine un peu à se renouveler sur la longueur. Mais ce baptême du feu requiert déjà une prestance et une maîtrise de leur unité bien singulière par chez nous, qui pourrait bien tenir tête d’ici peu de temps aux chapelles rock mentionnées un peu plus haut. Et par dessus tout, ce disque est attachant. Car contrairement à beaucoup de premiers albums qui sonnent comme l’aboutissement d’une longue attente et semblent déjà avoir tout dit, Carp ouvre une porte, laisse entrevoir de l’autre côté de grands espaces à traverser. L’aventure s’avère déjà excitante.
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