Fort du succès de son premier album, la poétesse à la harpe mais pas harpie nous revient avec un disque surprenant qui transcende son langage musical. Une oeuvre baroque teintée de mythologie, au charme déconcertant.
Doté d’un casting de rêve à faire pâlir une super production musicale toutes catégories confondues (enregistrée par Steve Albini, mixée par Jim O’Rourke, masterisée dans les studios Abbey Road, enfin le légendaire « Smile » Van Dyke Parks en chef d’orchestre), le deuxième album de l’enchanteresse Joanna Newsom s’annonçait comme l’un des grands rendez-vous de ce calendrier hivernal pour les amateurs de folk déviant. Son baptême musical The Milk-Eyed Mender en 2004 a propulsé cette jeune femme de 24 ans pratiquement née avec une harpe à la main (bon on triche un peu, elle a commencé à l’âge de huit ans) nouvelle icône de la mouvance. Bien que nous avons appris à nous en méfier de ce genre d’attention prématurée, son disque touchant bien qu’imparfait, véhiculait un charme singulier de poésie barde psychédélique.
Vue sur la scène parisienne de l’Européen au printemps dernier avec son alter ego masculin Six Organs of Admittance, la harpiste en solo nous avait subjugué par sa présence mystique et son assurance de l’instrument. Il est vrai que peu d’amateurs de pop, voire de folk, sont coutumiers de ce genre de concerts (exception faite des amateurs d’Alan Stivell !). Posture droite faisant corps avec son imposante Lyon & Healy, l’âme de la belle semblait paradoxalement se détacher de son enveloppe corporelle, flottant au-dessus de l’audience ébahie, nous jetant de la poussière d’étoiles.
Bien que charmés par sa prestation, nous émettions un certain scepticisme quant à la portée limitée de sa vision artistique sur le long terme. Ys apporte des démentis à ces questions tout en ouvrant d’autres interrogations. Une oeuvre conceptuelle dense qui élargit considérablement le champ d’exploration esquissé sur le premier opus et dépasse même le simple cadre musical. L’innovation la plus significative étant l’équilibre porté entre l’harmonie et le texte, Newsom n’hésitant pas à exploser le format « chanson » pour laisser une liberté d’expression considérable au récit. La trame narrative s’inspire ainsi de la légende bretonne d’Ys, cité merveilleuse dont le destin tragique n’est pas sans rappeler celui de l’Atlantide. Répartie en cinq actes d’une durée variable de sept minutes à un quart d’heure chacun, la conteuse aux doigts de fée s’invente ainsi une mythologie peuplée de créatures divines et de récits extraordinaires.
Banni de repères rythmiques, à moins que l’on se fie aux ponctuations vocales, ce projet ambitieux fait figure d’ovni au sein des idiomes balisés de la pop. L’histoire ne conduit pas seulement la trame narrative du disque mais dicte également le phrasé harmonique à la manière d’un mouvement. La production trace alors un chemin linéaire où s’engouffre étroitement le triptyque chant, harpe et orchestre. Aussi envoûtant qu’est le pouvoir de la harpe et du chant, cette esthétique comporte des risques : pour peu que l’on manque d’attention, la répétition pourrait prendre dangereusement le pas. On est alors en droit de se demander si les orchestrations prodigieuses de Van Dyke Parks n’ont pas sauvé l’entreprise de la dérive (on l’a déjà entendu faire des miracles pour les horribles Silverchair). A cet égard, la force dramaturgique des parties symphoniques sur “Only Skin” et “Emily” méritent elles seules l’achat du disque. Mais en optant pour ce choix du non format, Ys n’est pourtant pas dénué de frises mélodiques et contient quelques instants d’une sensibilité rare.
Toute considération gardée, il faut prendre Ys pour ce qu’elle est, à savoir une oeuvre catégorique, courageuse, qui ne cherche pas à établir un consensus avec l’auditeur. Il faut adapter son mode de pensée à l’oeuvre, approche plutôt rare dans la pop où tout nous est servi sur un plateau d’argent. Une fois rentrés dedans, quelques beautés insoupçonnées s’ouvrent à nous. L’interprétation prend une dimension tout autre : ce récit baroque créé de toute pièce cache entre les lignes une allégorie sur les fantômes bien réels de sa génitrice : la mort d’êtres chers.
Les textes surannés sont messagers d’une tristesse contemporaine que Newsom semble vouloir exorciser, tout en évitant de dévoiler des détails personnels. Elle en devient touchante à vouloir masquer ses tourments en usant de figures fantastiques. Pourtant, dans ces moments de détresse intense, le caractère émotif et exhibitionniste de la voix de Newsom projette l’auditeur dans une situation de voyeurisme, limite embarrassant (« Help Me Find My Way Back in/ There are worries where I’ve Been » sur “Emily”). Ses trémolos de voix grinçants transportent en eux des sanglots infinis. En bien ou en mal, ce malaise provoqué en nous serait peut-être bien l’apanage de grandes oeuvres. Celles qui ne laissent personne indifférent.
– Le site de Joanna Newsom chez Drag City
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