Des familles recomposées, on en trouve dans la vraie vie, les livres et au cinéma – comme dans le dernier film de David Cronenberg, le très beau Les Promesses de l’Ombre. Dans la musique, aussi. La formation remaniée des Angels Of Light, menée de main de maître par l’ex Swans Michael Gira, constitue à ce titre un exemple passionnant de tribu musicale peu orthodoxe, animée par une volonté partagée et féconde d’entretenir un improbable héritage paternel tout en l’actualisant. Dans cette famille d’hommes, le respect du père ne va pas sans l’émancipation des fils, dont la dévotion est aussi la garante d’un patronage fertile. A la fois tuer et faire renaître le géniteur musical. C’est-à-dire donner la vie sur les décombres qu’on a soi-même accumulés, s’approprier un legs suffisamment encombrant pour en refuser l’entière responsabilité, marcher dans les pas d’un mentor sans lui vouer un culte aveugle et asphyxiant. La musique des Angels Of Light raconte aussi cette histoire-là, celle d’un rapport de haine et d’amour entre les membres d’une même famille musicale, composée essentiellement d’un despote de père (symbolique) et de ses doués protégés, les Akron/Family, capables de bâtir ensemble ou chacun de leur côté, album après album, une oeuvre déchirée – comme peuvent l’être les pages froissées d’un roman familial – et déchirante.
Les quatre trublions d’Akron/Family (Seth Olinsky aux guitares, chant, piano, orgue, banjo, Casio ; Miles Seaton à la basse, guitare acoustique, chant, électronique ; Dana Janssen à la slide basse, guitare électrique, chant, batterie, glockenspiel, percussions, saxophone, Casio, piano ; Ryan Vanderhoof aux guitares, chant, Casio) voient ainsi le jour à New York, lorsque Michael Gira produit en 2005 leur premier album éponyme sur son label, Young God Records – qui avait accueilli en son sein quelques mois auparavant un dénommé Devendra Banhart. La même année, ils enregistrent également un disque avec lui en tant que backing band, The Angels Of Light Sing Other People. Une première étroite collaboration, dont le patriarche – inspiré lui aussi par des pères imaginaires pour le moins tourmentés (William Burroughs et Charles Bukowski), qui remplacèrent le sien, plutôt démissionnaire à en croire ses textes – retiendra la spontanéité et l’effervescence créative de rejetons débordants d’enthousiasme. Un an après, suit un split album époustouflant, Akron/Family & Angels Of Light, salué déjà à l’époque dans nos colonnes comme une rencontre fructueuse entre deux générations qui avaient tout à apprendre l’une de l’autre. Croisement en rien hasardeux où l’americana-punk et le freak-folk alternaient avec conviction et cohérence formelle, et qui voyait les gamins partagés entre l’écoute attentive du maître et une forte envie de semer la zizanie.
Plus récemment, l’impressionnant We Are Him – peut-être le plus beau disque des Angels Of Light, le plus accompli en tout cas – est venu confirmer l’importance du quatuor dans l’univers de Gira : si ses chansons tournent toujours comme des vautours autour du sexe, de l’alcool, de la religion et de la déprime, la musique jouée en commun a gagné en fluidité et en plénitude, sans perdre de son ardente violence (écouter pour s’en convaincre le tendu et obsédant « We Are Him », le faussement doux « Sometimes I Dream I’m Hurting You » ou » Star Chaser », sommet de lyrisme transporté et de gravité explosive magnifiquement articulés). Nul doute que la présence des musiciens multi-instrumentistes d’Akron/Family a favorisé, sinon engendré cette tendance à resserrer le propos mélodique et à développer des motifs harmoniques plus limpides. Bon nombre de morceaux de We Are Him empruntent d’ailleurs leur structure originelle aux préceptes du blues, un blues certes dévoyé mais qui se déploie comme une lame de fond prégnante et universelle. Au lieu de favoriser certains excès frénétiques, les fils ont donc plutôt incité le père à canaliser ses forces et lui ont permis, de fait, de libérer un songwriting viscéral davantage accrocheur, là où il pouvait parfois rebuter jusqu’à la nausée par le passé. Toutefois, la musique de Gira, même choyée par des mains expertes et admiratives, demeure anguleuse, crue (“Good Bye Mary Lou”) et convulsive, en somme assez peu vouée à rejoindre la pile des classiques du genre. Sa brûlure interne alimente en permanence une quête métaphysique et spirituelle sans concession, dont l’inquiétude est à la fois l’origine et le but, la source et un dessein toujours reconduit. De sorte que, loin de le réconcilier avec lui-même, les membres d’Akron/Family apportent à Michael Gira ce semblant d’écoute et d’application somme toute fondamentales à un équilibre que l’on devine aujourd’hui précaire mais nécessaire.
A l’inverse, lorsqu’il joue seul, le quatuor de Brooklyn développe ses penchants libertaires et débonnaires, notamment sur scène où il jouit d’une solide réputation. Il a consolidé parallèlement ses acquis et son identité, sans perdre de sa fraîcheur, avec quatre excellents albums, bien plus importants qu’il n’y paraît. Exaltée, débridée, transportée, imprévisible, audacieuse, la musique d’Akron/Family est un original condensé de propositions musicales instables, sujettes à un papillonnage entre les époques (avec un attrait particulier pour les années 70) et les styles (folk et psychédélisme de manière dominante, mais aussi le free jazz – comme sur Meek Warrior, un album où ils avaient invité le batteur Hamid Drake -, la transe chamanique, le gospel et le rock noisy). Le récent Love Is Simple est une nouvelle démonstration de leur talent qui, pour être affilié à une certaine mouvance néo-hippie contemporaine, n’en demeure pas moins singulièrement inventif. Hétérogène, à la recherche d’un perpétuel inaboutissement, ou plutôt d’une sauvagerie aboutie, le groupe s’est délesté cette fois-ci du joug de Michael Gira en optant pour la production, presque live, d’Andrew Weiss (Ween). La parenté avec son oeuvre reste cependant patente, à travers surtout cette application à délivrer des chansons soumises à transformations. Une danse des sens (que symbolise à merveille un titre barré d’afro-rock-psyché comme “Ed Is A Portal”, aussitôt suivi par une ballade belle et déroutante, “I’ve Got Some Friends”), une rupture renouvelée des solutions de continuité qui finit malgré tout par déboucher sur un édifice sonore solide, imposant et cohérent de bout en bout.
Chez Akron/Family, plus que l’amour, ce sont les explorations de formats et de territoires musicaux qui sont rendues simples par la capacité des quatre musiciens à tisser des résonances et des correspondances, là où d’autres se contentent d’accumuler de la matière en croisant les doigts pour que ça prenne. Les idées fusent, s’éparpillent, s’associent, se condensent, motivées par un désir insatiable d’investir un objet musical aux contours indiscernables. Pur bonheur de mettre en branle la complexité du monde faite sienne, de vibrer avec lui, de l’arpenter comme des voyageurs émerveillés, avec un goût prononcé pour la dérive mélodique, l’effondrement tous azimuts source de reconstruction. Lorsque Michael Gira écrit sur le site de son label qu’Akron/Family est actuellement « une des meilleures formations au monde », quelque part entre les Beatles, l’Art Ensemble Of Chicago, les Hollies et Led Zeppelin, sans doute faut-il y voir plus que l’excessif compliment d’un laudateur peu objectif : la fierté d’un père spirituel assistant benoîtement à l’envol impérial de ses progénitures, qui le lui rendent bien.
– Angels Of Light – We Are Him (Young God/Midheaven – 2007)
– Akron/Family – Love Is Simple (Young God/Differ-ant – 2007)
– Le site de Young God.
– La page Myspace de Angels Of Light.
– La page Myspace de Akron/Family.