Certains disques ont ceci de satisfaisant qu’ils indiquent d’emblée la teneur de ce qui va suivre, prenant l’auditeur par le colback pour ne plus le lâcher d’un iota. Rye Eclipse est de ceux-là. Son entrée en matière, impressionnante, met ainsi la barre très haute, et la suite, durant quarante-trois minutes, sera au diapason, hissant l’album au sommet sans le moindre signe de fatigue. Salves reconduites de touches martelées, de cordes raturées à l’archet avec frénésie, de toms percutés en leurs bords et d’expirations haletantes et forcenées, entrecoupées de segments musicaux plus éthérés, le morceau éponyme inaugural marque en effet les esprits avec un redoutable aplomb, et annonce le programme à venir : un jazz oblique et instable, affranchi des grilles harmoniques usitées, évoluant à la croisée du free et de la musique contemporaine, de l’improvisation et de la composition écrite. En leader, la canadienne Kris Davis (piano) retrouve pour la seconde fois Tony Malaby (encore immense au saxophone), Elvind Opsvik (contrebasse) et son mari Jeff Davis (batterie) — après le déjà très convaincant The Slightest Shift (2006) et Lifespan (2004), avec une formation plus étoffée. Composées par la pianiste pour le festival de Vancouver, les huit pièces de Rye Eclipse font la part belle à une esthétique abstraite et contrastée, percée de fulgurances contrapunctiques. Un jazz en transit, c’est-à-dire voué au mouvement, à l’élan sans cesse reconduit, à la nécessité de laisser surgir comme de laisser agir. Ouvrir l’espace d’un trait, puis l’investir. La pleine réalisation de Rye Eclipse tient dans cette manière de transformer les labyrinthes sonores en (musique de) chambre à coucher. Et inversement. De la ferveur collective au repos des braves s’improvise un lyrisme abrupt et élégant. Le tout avec un sens de l’à-propos remarquable. Pas une note en trop, d’intervention inutile ou de changement d’axe superflu pour faire moderne. Une propension à l’économie, voire au minimalisme, plutôt, qui, sans viser une perfection sclérosante, prend acte d’un agencement mélodique et rythmique à quatre voies des plus méticuleux et inventifs. Proprement original.
– Le site de Kris Davis