Conciliant à merveille ses aspirations pop et ses penchants noisy, Deerhoof tutoie l’excellence sur un dixième album jouissif en diable.
On l’appelait de nos voeux suite à l’écoute du précédent Friend Opportunity (2007), bien en a pris à Deerhoof d’opter avec ce nouvel opus pour un recentrement créatif. À l’ébouriffant principe de dispersion qui manquait de transformer l’univers du groupe en auberge espagnole autoparodique, Offend Maggie a le premier mérite de poser les choses en vue d’un inventaire salutaire, et d’offrir, en lieu et place d’un délire en pure perte, un album plus ramassé. Sans revoir à la baisse les enjeux qui nourrissent depuis quatorze ans sa musique si peu orthodoxe, Deerhoof trouve au bout du compte la forme idoine à son humeur versatile : un art de l’entre-deux fécond et jubilatoire où germe une inspiration qui s’éparpille moins qu’elle ne rebondit sans cesse. Mélange de volatilité et de martialité, les albums du groupe évoluent entre ces deux pôles sans choisir, tournoyant sans répit, pour le plaisir de la pure dépense. De la pop au rock, de l’ordre au désordre, du mélodique au dissonant, du silence au bruit circule une même et belle énergie punk, tirée au cordeau, qui propulse l’art-rock du quartet (le guitariste ED Rodriguez a incorporé la bande à Greg Saunier, Satomi Matsuzaki et John Dietrich) du côté d’une jeunesse éternelle.
On le sait depuis des lustres, le rock tourne à la jeunesse, ne pense qu’à ça, la consomme tout en la consumant. Il exulte à la célébrer de peur de la voir s’enfuir. Perdure chez Deerhoof, lorsqu’il est à son meilleur comme sur Offend Maggie, ce sentiment joyeusement régressif que cette jeunesse demeure encore et toujours son affaire, que le temps n’existe pas dès lors qu’on s’évertue à lui tordre le coup et à faire l’idiot. Déconner, certes, mais non sans raison. Loin d’être un groupe bourrin dépourvu de cervelle, Deerhoof est au contraire doué d’une intelligence retorse, s’amuse à démonter les codes du rock binaire pour en conserver l’essence au lieu des poncifs. Point de démarche réflexive chez eux, toutefois, plutôt une manière rigoureuse de s’en tenir aux fondamentaux et de souffler sans complexe, voire avec insolence, sur une flamme qui n’est pas prête de s’éteindre. En ce sens le combo demeure incroyablement alerte, jamais à court d’idées, capable de coups de génie comme de pirouettes douteuses, cherche constamment à se remettre en jeu sans l’ambition de trouver une vérité définitive. Puissance de la jeunesse sur la mort.
Chez Deerhoof, en somme, ce n’est pas le rock qui change — ou, pour le dire autrement, se modernise — mais le regard que le groupe porte sur lui et l’angle qu’il choisit à chaque fois de privilégier afin de le faire sonner à sa manière, de l’arranger selon son goût. Sur “Baskett Ball Get Your Groove Back”, les mots au fort pouvoir débilitant (les plus convaincus parleront de surréalisme…) n’ont d’autre fonction que d’alimenter le groove, au même titre que la batterie ou les guitares. Peu importe leur signification, seul compte leur rôle de signifiants sonores, leur statut de motifs au sein d’une construction musicale aussi imprévisible que décidée. Plus loin, sur l’excellent “Fresh Born”, il suffit de quelques notes de basse subrepticement mises en avant, de l’association de deux guitares électriques (riffs soutenus à gauche, picking à droite), de l’apparition furtive d’un piano ou in fine d’une grosse caisse percutée vigoureusement pour sortir le rock de sa gangue consensuelle et de ses réflexes grégaires. Gestion de l’espace, du rythme, des moments forts et faibles : soit l’art d’une mise en son qui ne doit rien à personne et s’épanouit, sans formalisme forcené, à travers son propre pragmatisme.
En fait, rien de bien nouveau au regard des précédents disques du trio de San Francisco (surtout depuis Apple O’, 2003), si ce n’est que les lignes claires de Offend Maggie rendent les rouages de cette architecture d’autant plus audibles, et donnent naissance à des chansons pop particulièrement accrocheuses. Les ruptures sonores (incursion de tonalités noisy, distorsions shoegaze, dissonances passagères) et changements d’axe (décrochage de tempo, orientation mélodique contrariée), s’ils sont encore essentiels, opèrent cependant davantage dans la continuité, par effet de contraste. Sur le morceau éponyme, les arpèges de guitare d’ED Rodriguez citent Ali Farka Touré sans que cela ne vienne rompre par exemple le schéma rock de l’ensemble. La voix de Satomi Matsuzaki participe aussi pleinement de ce sentiment : enfantine et volontiers espiègle, parfois en proie à quelques dérapages dans l’aigu, distillant souvent une innocence (quoique toute relative), elle tranche en douceur avec les guitares ferrailleuses et les rythmes binaires soutenus, atteignant de fait un registre émotif souvent absent par le passé. Au final, c’est d’ailleurs cette complexité émotive obtenue par l’intermédiaire de compositions plus simples et immédiates qui emballe sur Offend Maggie, pièce maîtresse d’une oeuvre toujours en devenir, et qui n’a sans doute pas fini de rebondir.
– Le site de Kill Rock Stars
– La page MySpace du groupe
– Lire la chronique de Friend Opportunity
– Lire la chronique de The Runners Four