L’album Bring Me The Head of Manuel Bienvenu sort en France, après avoir curieusement vécu trois années dans des limbes japonaises. Nous avions très envie de connaître un peu l’artiste, passer un moment avec lui, attendre que les hasards et les accidents viennent nous instruire sur l’avènement de onze pièces poétiques, nimbées de lueurs savantes, jamais indigestes.
Manuel Bienvenu m’est apparu à la sortie de la bouche du métro Rome, à 18 h 30, c’était un mercredi. J’étais en train de lire cette phrase de Peter Sloterdijk : « Etre humain n’est pas normal. Porter la tête sur les épaules en position verticale est déjà en soi un geste artistique. »
Or, la tête de Manuel Bienvenu est singulière. Elle est placée entre le pouce et l’index d’une main, sur une pochette de disque, dans une petite boule non identifiée. C’est peut-être bien ce qui résumera ma première impression : le don qu’il fait d’emblée de lui, son visage souriant quand il m’approche, son esprit vagabond. Il fera de cette soirée une fête de bouts de chandelles au studio Popcorn, dans le 17ème arrondissement.
Devant une bière, il évoque le 8ème morceau magnifique d’un album de Paul Bley (Vashkar), écrit par sa compagne de l’époque, Carla. Même si, aujourd’hui, elle n’est plus son idéal musical, Manuel pourrait toujours se laisser embrasser sur la bouche par cette dame de soixante-dix ans. Il me raconte cette belle époque où Carla écrivait des thèmes extrêmement courts qui convenaient bien aux musiciens free de l’époque, qui tricotaient leurs impros pendant trois ou quatre bonnes minutes, autour de quelques notes fournies par la dame.
Je pose peu de questions à Manuel, il m’aide beaucoup, parce qu’il me donne tout ce qu’il a ; historiettes, idées jamais simples, coqs et ânes. Il prend les chemins que je n’osais prendre ; un peu fous, tant mieux. Parfois nous allons à l’essentiel : pourquoi la musique ? Parce que ça ouvre sur le monde répond-il. Je me rends compte que les paroles du disque sont presque intraduisibles, et pourtant nous y entendons une adresse très intime. Je lui dis qu’il semble s’effacer derrière un anglais qu’il maîtrise pourtant parfaitement. Nous restons songeurs devant le sens qui échappe. Il semble que parler de lui importe peu, sa voix est un instrument naturel, venant en dernier lieu, boucler les morceaux.
Au studio Popcorn, au milieu d’un silence surnaturel, nous nous sentons vraiment chez lui. Je le revois sourire au-dessus d’une toute petite guitare blanche portugaise grincheuse, sur laquelle il trouve avec une vitesse fulgurante les accords de « Just like heaven » des Cure. Nous enregistrons pour mon plus grand bonheur ce petit morceau ensemble, lui aux percussions/guitares, moi à la voix et maracas. Pendant une petite heure, je vois ce passionné d’instruments bouger en accéléré, me montrer gentiment comment se fabrique une chanson, dans cet antre chaleureux, plein de boutons et de câbles, grenier magique, un peu bancal. Il y a passé de longues années à chercher, insomniaque heureux, la cohérence de son travail. « Je sais exactement ce que je veux quand je viens ici ». Il me parle de ses compagnons de longue date, liés par le temps qui coule et qui viennent le rejoindre régulièrement au studio. Une spirale de bras qui tournent, prennent ce qui est donné, nourrit et confirme les idées de Manuel. Jean-Michel Pires et Benoît Burello sont des noms qui reviennent souvent dans les évocations de Manuel. Et j’ai en tête le rythme très particulier des textes lus de Stéphane Rosière, retrouvant avec eux l’idée de la boucle. Il voudrait aussi collaborer avec l’inconnu, mais se dit satisfait d’aimer à long terme, restera sans doute fidèle à beaucoup.
Il m’explique qu’il a trouvé le titre de l’album en surfant sur Google ; qu’il aime beaucoup Sam Peckinpah, le réalisateur de Bring me the head of Alfredo Garcia. Il est indéniable qu’une dimension cinématographique parcourt le disque : des images naissent et perdurent tout au long de l’écoute, des paysages défilent, souvent lumineux, derrière nos paupières closes. Je lui dis que j’avais été immédiatement séduite par Elephant Home son premier album, mais que la relation que j’entretiens avec Bring me the Head… est tout autre, le temps faisant son oeuvre, les images sont les mêmes mais rayonnent, de plus en plus investies.
Le premier morceau, « Healthy In Lux », nous installe dans le train et nous emporte. Manuel trace un chemin, le disque entier est un voyage. Nous ne savons pas où nous allons, ce qui n’est pas un piège car nous sommes en lieu sûr, propice à la rêverie. On peut facilement passer l’aspirateur et écouter la musique de Manuel Bienvenu (au casque de préférence). Il y tient, je me promets de l’écrire et d’essayer en rentrant à la maison.
Et puis viennent les trois morceaux suivants, dans une nature limpide et complexe à la fois, le voyage se prolonge paisible ou coloré de plages inquiètes. C’est une couture fine et libre, on ne dira pas dentelle ; mais dans un geste minutieux au sein duquel la légèreté persiste.
Ensuite, c’est l’heure de « Tea Drops », exercice de chant périlleux langoureusement posé sur cinq temps.
J’invite vivement le lecteur à écouter de nombreuses fois l’album pour découvrir, dans une joie chaque fois renouvelée, des détails étonnants, les fulgurances qui se faisaient discrètes à la première approche. Des envies de destinations lointaines prennent naissance, comme dans le très beau « Those Summer Days ».
J’insiste auprès de Manuel sur la perplexité dans laquelle me plonge « Good luck Mister Gorbatchev », puissant et étrange texte lu par Stéphane Rosière posé sur un son amoureux. Manuel a raison, il clôt et rend toute la saveur de l’ensemble du disque. À la toute fin, un 12ème morceau, une reprise tendre et subtile de « Newsprint » est offerte après une plage de silence aux français chanceux, hommage à Bed et Benoît Burello.
Manuel Bienvenu s’accuse souvent d’être un entourloupeur et souhaiterait, dans son prochain disque, montrer des intentions claires, sans ambiguïté. C’est à lui de nous montrer ce qu’il entend par là… Il est aujourd’hui au Japon pour entamer la maquette de son troisième album et le finira en France en Juillet 2011. Pour construire ce nouvel opus, il a des idées de nourritures ; il a hâte de visiter à nouveau l’école de Canterbury ou d’écouter attentivement le Brian Eno mal connu.
Il y a longtemps, une fille de 14 ans, à l’époque beaucoup plus mature que lui, avait offert au garçon le disque qu’il regardait avec envie dans les rayons de la FNAC. Cela a été important, ce cadeau. Il s’agissait d’une peel session de Syd Barret (la classe quand même, la fille). Je pense alors à « Effervescing Elephant », à Mark Hollis, aux éléphants qu’on entend dans « Such a Shame », au titre du premier album Elephant home, à son studio home : tout ça doit bien avoir un lien. C’est un mystère ouvert et accueillant, tout comme la musique de Manuel.
On était bien chez Manuel. Devant un café, on a parlé quelques heures, et dans sa discothèque, j’ai fouillé ; il m’a parlé de ceux que je pointais du doigt en souriant :
Charlie Haden et Carlos Paredes
Manuel Bienvenu : « Le disque s’appelle Dialogues. Le bassiste et le guitariste (guitare portuguaise ! découverte d’un son qui m’a marqué à vie), ont à ce point leur instrument dans la peau qu’ils enjambent sans peine leur bac respectif (Jazz pour Haden, Fado pour Paredes) et n’ont qu’à jouer. J’imagine un coin de bistrot désert, quelque part dans la pampa, où les deux musiciens se sont retrouvés pour des raisons à eux. Le pluriel du titre, à mon avis, vaut autant pour la suite des morceaux, perçue comme autant de dialogues, que pour le rapport de chacun à son instrument. Il est clair que, depuis le temps, la contrebasse joue autant de Haden que Haden de la contrebasse, et que la guitare fait bouger les doigts de Paredes autant qu’il lui dicte ses notes. Deux hommes qui ont décidé de se coltiner à un instrument jusqu’à l’extrême, d’arracher chaque note encore palpitante, qui joueraient à deux comme on se serre les coudes, avec l’expérience commune du danger. »
Devo – Q : Are we not men ? A: We Are Devo !
MB : « Découvert par hasard et suffisamment jeune pour en tomber dingue, pourtant ce n’est sûrement pas leur meilleur (je préfère d’autres singles entendus depuis). Je pense que c’est Brian Eno que je découvrais par ce disque, qu’il a produit (et que par conséquent certains considèrent comme le pire de Devo). Quand Eno est dans le coin, en général, ça me parle, que le résultat soit bon ou pas. »
Don Cherry
MB : »Encore un musicien qui va chercher ses notes au-delà de son instrument, au-delà de son genre imposé. Et il rapporte des éclats de tes rêves les plus fous. Comme ça, sur sa main tendue. »
Françoiz Breut (album éponyme)
MB : « Le premier, voire le seul CD que j’ai acheté sur une borne d’écoute. Instantanément convaincu, en août 1997, et dont je ne regretterai pas l’achat. Écouté et partagé en boucle pendant plusieurs années. Le son me plaît toujours autant, et je ne sais pourquoi me rappelle Dondestan, sûrement mon préféré de Robert Wyatt au final. Il faudra que je fasse écouter ces deux disques à un ingénieur du son pour qu’il m’explique les points communs, s’il y en a. J’avais rencontré Dominique Brusson, qui a enregistré ce disque avec Dominique A, pour travailler sur le second disque de ELM. Cela ne s’est pas fait finalement, je regrette un peu. De l’écriture des morceaux à la prise de son, en passant par les arrangements, il y a sur ce disque une continuité rare. »
Mark Hollis – S/T
MB : « Toi aussi tu adores ce disque. J’ai longtemps craint qu’il soit limité par sa perfection, et puis le temps passe et je le redécouvre chaque fois plus ouvert, plus pop, moins cérébral. Indéboulonnable. »
Jim O’Rourke – The Visitor
MB : « Beaucoup aimé ce dernier disque. Je croyais qu’il n’en ferait plus, comme il l’avait dit, je crois. J’en déduis que le besoin a été plus fort que la décision, le naturel est revenu au galop. Or, contrairement à plein d’autres choses, enregistrer The Visitor en 2009, ça me semble un acte musical tout naturel. »
The Cure – Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me
MB : « Découvert The Cure tard, avec ce disque, qui, du coup, reste très près de mon coeur. Toujours particulièrement aimé « Like Cockatoos ». La production me réjouit, elle balaye la notion de ringard, de mauvais goût avec un beau sourire débordant de noir à lèvres. Les sons de synthé parmi les plus honnis apparaissent sur ce disque, mais rien à faire, ça reste du Cure au final, et même quand Smith ne chante pas. On parle souvent de la voix des chanteurs, comme si on aimait une caractéristique morphologique chez eux, les seins d’Angelina Jolie ou les biceps de Brad Pitt, c’est assez con finalement. Robert Smith a surtout un phrasé pensé et précis tout en étant à mon sens plus riche et libre que celui d’un scatteur de jazz. Tiens, et la batterie de « If only tonight we could sleep » aurait pu être arrangée par Mark Hollis, dix ans plus tard. »
The Housemartins – Now That’s What I Call Quite Good
MB : « Encore un vieux truc, j’avais au moins 12 ans quand j’écoutais ça, et puis je l’ai racheté il y a quelques années. Surprise : au-delà des retrouvailles nostalgiques, il y a une fraîcheur et une clarté d’intention dans les références à de vieilles racines blues, gospel, voire rockabilly, qui permet au disque de bien résister au passage des années. Quant au côté mancunien, par exemple, les Smiths, ça me donne envie de couper le son et de mettre les Housemartins. »
Depeche Mode – Violator
MB : « Joue un La mineur suivi d’un Do mineur : l’intervalle entre les deux étant lui-même une tierce mineure, ce passage d’accord est presque mineur au carré. Le mineur évoque l’immaturité, le pathos, le mystère. Ca sent vite le renfermé, la chambre d’ado. Martin Gore arrive toujours à caser plus d’accords mineurs par morceau qu’on ne le tolère habituellement, je pense que c’est une obsession. C’est « Waiting for the night » qui m’a converti, non seulement il attaque direct par l’intervalle mineur-mineur dont je parlais (et qu’il case dans un tube sur deux), mais en plus il conclut par une montée de trois accords mineurs séparés d’un ton (Ré mineur/Mi mineur/Fa# mineur), ce qui en soit sonne plutôt moche mais qui ici – savamment placé et habillé – fait décoller le cycle harmonique (Soit le must de la sensation forte musicale pour moi à l’époque, qui tentais vainement de trouver mon gräal en singeant « Sea song »). »
Todd Rundgren
MB : « J’ai découvert Rundgren il y a un an ou deux grâce à Thierry, batteur de Lost Planets : il m’a fait découvrir les Nazz (« If that’s the way you feel », quelle claque!!), puis m’a gentiment suggéré de mettre mon nez dans les disques de Todd seul. Je viens d’acheter un coffret de 5 CD à 25 euros, je suis comme Ali Baba après le départ des voleurs. »
Prefab Sprout
MB: « Plus j’écoute ce groupe et plus je l’aime. L’inverse de Depeche Mode : là ou Martin Gore tient la bride serrée au mineur pour ne pas couler aux tréfonds du pathos, Paddy MacAloon s’applique à rester dans le majeur sans négliger la richesse harmonique. Subtil et lumineux. »
Ben Watt – North Marine Drive
MB : « Il est de mes disques, celui que j’ai mis le plus souvent sur la platine. Sur le même plan que « boire un café », « prendre une bonne douche » : écouter North Marine Drive. »
Tom Waits – Swordfishtrombones
MB : « Ah ! Que de vieilleries. Durant les deux semaines au moins qui ont suivi la découverte de ce disque, la première chose que je faisais en rentrant du collège était d’écouter « Underground », cinq ou six fois de suite. J’ai longtemps cru être amoureux de Marc Ribot, jusqu’à ce que découvre que la guitare est jouée par Fred Tackett, sur qui j’ai immédiatement reporté ma vénération, d’autant qu’il joue joliment de la trompette. »
Dike Annegarn – Best of Bruxelles
MB : « Entendu Dick Annegarn dans l’émission Le cercle de minuit dans les années 90. Très intrigué, j’avais acheté peu après ce « Best Of » des années 70-80. C’est que YouTube n’existait pas encore. Heureusement pour moi, car je ne serais pas forcément tombé sur « La transformation », ni tombé dans cet univers pas folk mais construit autour de la guitare folk, dans ce monde solitaire d’un jeune homme que j’imagine comme dans Dostoïevski : idéaliste et n’ayant de comptes à rendre qu’à lui-même et aux quatre murs de sa chambre de bonne. Il m’est arrivé de me réveiller par une belle matinée avec une soif de musique fraîche, de parcourir toute ma discothèque pour n’en trouver qu’un seul, mais absolument qu’un seul, qui pouvait désaltérer mes oreilles sans les écoeurer, et c’était Annegarn. »
– A écouter : Bring Me The Head of Manuel Bienvenu (Double Bind/Rue Stendhal)
– En écoute : « Healthy In Lux »
– Le site de Manuel Bienvenu
– Sa page MySpace
Crédits Photos : Céline Riotte