Sur un disque accompagné et un autre en solo, le guitariste de Pelt reprend à son compte personnel une formule de John Fahey ,“How Bluegrass Music Destroyed My life ». Quintessentiel.
Ce n’est pas un simple, mais un double album auquel nous convie le guitariste solitaire de Philadelphie Jack Rose. Pas moins de dix-neuf pérégrinations en mode acoustique – comme toujours – séparées cette fois en deux disques bien distincts : le premier Dr Ragtime & His Pals rassemble son matériel le plus récent, constitué essentiellement de duos. Le second, sans titre, est une réédition qui le présente en symbiose avec son instrument de prédilection.
Un double album de guitare instrumental pourrait révulser nombre de ceux qui pensent que ce genre est uniquement réservé aux pratiquants, ce qui est strictement faux dans le cas présent. Il ne s’agit ici de purisme mais d’épure. Jack Rose a toujours été un musicien qui n’a cessé d’aller de l’avant, que ce soit au sein de Pelt, son quatuor psyché « dronisant », ou lors de ses escapades en solo entamées depuis 2002. Davantage érudit que virtuose, son jeu très personnel est seulement dicté par l’émotion et l’introspection, s’inscrivant dans la digne descendance des guitaristes primitifs comme Robbie Basho et de l’incontournable visionnaire John Fahey, tous deux piliers du label Takoma (sans omettre bien sûr Leon Kottke, le seul du mouvement à vraiment avoir effleuré la célébrité de son vivant). Sa compréhension des musiques traditionnelles, que ce soit le bluegrass, le raga indien, le ragtime, se transcrit avec un modernisme toujours sidérant, en phase avec notre époque. Sous l’impulsion de son doigté déambulatoire arachnéen, l’intensité brute peut atteindre une forme de mantra incantatoire des plus fascinantes.
Dr Ragtime & Pals délaisse le parti des expéditions occultes qui avaient atteint leur apogée sur Raag Manifestos (2004) pour des couleurs plus country/blues. Dans l’ensemble, le ton est plus léger que ses prédécesseurs, certainement grâce à la complicité qui naît des duos. Les “Pals” (trad : potes) en question sont Mike Gangloff (Pelt) au banjo et Sean Bowles (Spiral Joy Band) à la washboard – tous deux accompagnant Rose sur quatre titres -, ainsi que Glenn Jones (Cul de Sac), Micah Smaldone à la guitare, et enfin le mystérieux Harmonica Dan à… l’harmonica. Sept compositions originales et cinq réadaptations de vieux morceaux traditionnels – dont deux empruntés à Sam McGee et un autre à Sylvester Weaver, pionniers de la country – forgent l’ensemble de ces douze titres qui nous plantent au milieu des champs de coton de la fin du XIXe siècle. Lors de ces équipées sauvages, les codes « roots » du genre restent souvent étonnamment fidèles (“Fishtown Flower”, “Dusty Grass”, “Buck Dancer’s Choice”, ou le très Robert Johnson “Walkin’Blues”). Même sur ses propres morceaux, Rose verse pour une fois dans l’exercice de style, non sans tirer son épingle de la botte de foin, l’exercice étant ô combien périlleux. Les relectures notamment de “Revolt”, l’une de ses plus belles frondes, prend un tour épistolaire piquant, augmenté d’un banjo et d’une douze-cordes aux arpèges mitraillés. Ou encore le traditionnel “Blessed Be The Name Of The Lord” dont chaque injection sur orbite de bottleneck est un nouveau surpassement de tensions bluegrass. En marge, une déviance orientalisante sur “Song For The Owl” et le dominical “Bells” au finger picking, rappellent la patte hypnotique si singulière en solo de ce partisan de la première prise et de la corde à vide qui résonne comme un Mandir.
Plus court et abordable, l’album éponyme se veut davantage une suite progressive aux errances lysergiques et ermites de son quatrième opus, “Kensington Blues” (2005). Ce dernier est la réédition d’un disque enregistré en 2006 dans le cadre des passionnantes sessions organisées par le très sélectif Archive Records (auquel ont déjà participé notamment les post-rockers Sunno))), Boris, Growing…), tiré uniquement à 1000 exemplaires et depuis pièce de collection. Une réédition indispensable qui fait véritablement office d’album inédit tant l’objet était difficile à se procurer. Rose signe pourtant là quelques-unes de ses plus belles compositions, notamment “Revolt” et “Miss May’s Place”, que l’on retrouve réarrangées sur Dr Ragtime & Pals. Au croisement de Kensington Blues et Dr Ragtime & Pals, le virage country/blues commence là pour celui que l’on nomme aussi Dr Ragtime. Si la douze-cordes était régulièrement sollicitée précédemment, Rose opte désormais pour la lapsteel qui lui offre une dialectique sonore plus ample. Tel ce “Gage Blues”, seulement augmentée d’un soupçon de reverb et dont des larmes semblent couler de la caisse de résonance. Retenons encore deux morceaux traditionnels recueillis sur les rives du Delta, magnifiques de retenue et d’expressivité, “St. Louis Blues” et “Dark Was the Night”. Enfin, le pavé du lot, “Spirit in the House”, du haut de ses douze minutes, se lance dans une fission ascendante entre ragtime et raga : les harmonies pincées suivent des courbes tour à tour syncopées, pantagruéliques, agressives, pour clore dans une transe apothéose. Arrivé au croisement, Jack Rose s’est réinventé avec grâce. C’est désormais de notoriété publique, l’esprit malin est en lui.
– La page Myspace de Jack Rose
-Lire également notre entretien avec Jack Rose (juin 2006)
– Lire également la chronique de Kensington Blues (2006)