Sur ce quatrième album, les résidents de Chicago poussent jusqu’à ses retranchements les expérimentations d’un Captain Beefheart et inventent le post-blues. Une oeuvre mystérieuse exerçant un pouvoir de fascination assez rare.


Suite à la sortie consécutive l’année dernière de l’envoûtant Quicksand/Cradlesnakes et Deceleration volume 2, une compilation de raretés parues sur leur propre label Perishable, Tim Rutili et Ben Massarela, les noyaux de Califone, auraient pu se tourner les pouces l’espace d’une année histoire de faire un peu patienter son monde. Certains ne se seraient pas gêné en tout cas. Mais c’est mal connaître la paire de Chicago qui sans relâche tente d’élargir encore et encore leur monumental terrain de jeux développé depuis les défunts Red Red Meat. Pour les non-initiés, les albums de Califone sont un véritable champ d’expérimentation assez inclassable : une sorte de blues/folk joué par des musiciens de jazz usant des techniques numériques, à moins que ce ne soit l’inverse… théâtre d’une variété à la fois déstabilisante et fascinante, tout se chamboule dans nos têtes pour finalement déboucher sur une expérience sensorielle pour le moins unique.

Pas vraiment un concept album, Heron King Blues est le fruit des rêves récurrents de Tim Rutili : la vision d’un géant mi-homme/mi-oiseau hantant le subconscient nocturne du musicien (pour plus de détails, se fier à la pochette). Après quelques recherches, il s’est avéré que cette créature existait bien dans la mythologie anglaise et portait le nom de Roi Heron. Fasciné par ce personnage folklorique, Rutili décide d’en faire la trame principale de l’album, un fantôme se promenant de plage en plage.

Contrairement aux albums précédents, la liste d’invités sur Heron King Blues est inexistante – si l’on omet le producteur Michael Krassner (Boxhead Ensemble, Simon Joyner, Edith Frost). Tim Rutili et Ben Massarella ont cette fois-ci décidé d’orienter Califone comme un réel groupe, une entité à part entière s’articulant autour de la seconde moitié Jim Becker et Joe Adamik, également ex-Red Red Meat et de retour depuis Quicksand/Cradlesnakes. Afin de garder cette force de cohésion, le groupe est rentré en studio l’esprit vierge, ou plutôt sans une once de matériel. Libre à lui d’expérimenter et improviser en un minimum de temps. De leur propre aveu, ils ont voulu approcher l’essence du cultissime Mirror Man de Captain Beefheart, exploiter au maximum ce blues déstructuré par le biais des techniques studios actuelles. Au bout du compte, le travail donné ici en pâture se rapproche davantage des compilations obscures produites par le groupe sur Perishable, l’aspect chromé étant tout de même plus évident.

Tout commence ici d’une manière assez conventionnelle avec un blues très archaïque (« Wingbone »). Puis les choses se gâtent très vite, on se demande si notre I-pod n’a pas glissé trop vite une trentaine de plages plus loin au rayon « indus »: Jazz, country atmosphérique, Wha-Wha estampillée black exploitation, l’univers de Califone brasse encore une fois très large. Parfois, on croirait entendre Tom Waits sur « Apple » (son tribal, percussions à base de bouteilles vides…). Au beau milieu de ce delirium, le disque redevient conventionnel : « Lion & Bee » est un blues ambient augmenté d’une jolie mélodie qui n’a pas fini de délivrer tous ses secrets. Mais le répit est de courte durée, « 2 Sisters Drunk on each Other » pourrait être la bande sonore d’un conte urbain filmé par Cassavettes, par sa noirceur et ses gimmicks empruntées à l’imagerie 70’s.

L’album se clôt sur « Heron King Blues », pièce montée de plus de quinze minutes qui ressemble aux premiers abords à une incantation indienne urbaine, mais le pavé se rallonge monstrueusement pour faire apparaître au final une chose rampante sans nom, mélange de marécages, ondes futuristes, post-rock, jazz… Un peu comme la scène finale de La mouche de Cronenberg lorsque le monstre sort décomposé de la machine…

On sent bien tout au long du disque cette notion de copié-collé mené dans l’urgence et qui apporte, il faut l’avouer, un certain charme. Au bout du compte, l’évocation et l’image sont tellement puissantes chez Califone que les paroles n’ont pas grande importance au beau milieu de ce labyrinthe. On ressort lessivé de ce trip, mais sitôt terminé, on ne pense qu’à y retourner pour tenter d’y découvrir la clé du mystère. En vain, bien entendu.

-Le site de Califone

Perishable Records

-La page du groupe chez Thrill Jockey