Avec déjà deux albums à son actif depuis le début de l’année, Kevin Barker, alias Currituck County, ne fait pas seulement office de prolifique singer-songwriter : guitariste prodigieux, il s’alloue une place de choix parmi les plus grands musiciens de sa génération.


Evacuons d’emblée la question des références et autres ressemblances ou influences qui, parfois, fait couler beaucoup (trop) d’encre. Car, il faudrait être sourd, ou ne point le connaître, pour ne pas deviner quel musicien a inspiré Kevin Barker (ex-membre de Aden, et par ailleurs grand ami de Devendra Banhart et de Joanna Newsom) : l’aura de John Fahey, ce véritable dieu de la guitare acoustique (dont au conseillera au passage l’écoute du magnifique The Great Santa Barbara Oil Slick, live enregistré en 1968, réédité récemment), semble en effet baigner la plupart de ses morceaux, sans toutefois leur faire de l’ombre. Même touché pincé et notes ductiles, même goût aussi pour les temps suspendus et les arpèges aérés, même place encore accordée au silence, même façon éclectique de relire les mélodies traditionnelles américaines à l’aune de la musique indienne tout comme de Bartok ou de Ives. Barker a d’ailleurs fait état clairement de cette paternité musicale (alors que d’autres, moins honnêtes, s’abreuvent sans vergogne en feignant qui plus est l’originalité) dès son second album, Ghost Man on First (2003), avec “Requiem for John Fahey”, titre on ne peut plus explicite qui dit combien sa musique est, et sera probablement toujours, habitée par le fantôme de son mentor.

C’est justement une suite à ce disque que donne aujourd’hui Kevin Barker avec le logique et admirable Ghost Man on Second, double album essentiellement instrumental (deux titres seulement sur neuf sont chantés), second chapitre (sur trois annoncés) d’une méditation sur « les arbres, les familles, l’exploration nautique et le corps de John Fahey » (dixit Barker). Cette série de morceaux fait la part belle à l’improvisation, et s’étale en de longues plages lancinantes et hypnotiques, sorte d’hallucinations où imaginaire et grands espaces se fondent en une seule entité. Accompagné pour l’occasion aux percussions de Otto Hausser (membre de Espers), Barker alterne quant à lui harmonium, basse, banjo, guitare électrique et bien sûr acoustique avec une liberté proche de celle d’un musicien de jazz, s’évadant ici ou là dans de fameuses audaces sonores – qui ne sont pas sans rappeler les premiers disques que Sandy Bull enregistra à la fin des années 60 avec le batteur Billy Higgins. Barker apparaît alors comme le chaînon contemporain possible, sinon manquant, reliant les mélodieuses et parfois dissonantes volutes folk-country de Bill Frisell à certaines déambulations sonores de l’iconoclaste français Noël Akchoté (dont on conseillera, là encore, l’écoute du disque enregistré en 2004 avec Red et Jean-François Pauvros, Ecume ou bave).

Fondamentalement itinérant, Ghost Man on Second s’appréhende en réalité comme un album de voyage(s), basé sur un principe d’aller-retour (le disque se décline en “In Two Towards”, puis “In Turn Returns”), où le continent visité est autant temporel que géographique : à l’exploration de la cartographie des origines musicales américaines (notamment la musique indigène et les ragas) se joint une relecture distanciée du passé, qui rapproche Barker de Sufjan Stevens, un autre précieux musicien préoccupé par ses racines. Faire remonter à la surface de la mémoire un temps perdu, puis le passer ensuite dans le tamis de son époque afin d’en dégager une vision profonde, résume assez bien le cheminement artistique de Barker. Cet humaniste engagé aspire à sauver de l’oubli tout un pan de la culture américaine, sans pour autant se résoudre à un quelconque passéisme. Plutôt que d’embaumer le passé, il le fait au contraire renaître de ses cendres, tel un phénix.

artoff1155.jpgQue l’on se rassure toutefois quant à la démarche de Kevin Barker : malgrè un goût prononcé pour les voyages sonores complexes, ce dernier se méfie de l’élitisme vaseux ou des dérives approximatives. Il s’attache au contraire à tenir une ligne droite très cohérente, consistant à abolir les distances et les frontières entre musiques populaires et savantes, comme en témoigne encore le formidable Sleepwalks in the Garden of the Deadroom, second album sorti cette année. Barker y apparaît comme un compositeur tout aussi à l’aise à l’intérieur d’un format plus codifié que dans le registre précédent, plus instrumental et expérimental. Avec cet opus, il explore une veine pop/folk nettement plus abordable, qui constitue de fait la voie d’accès idoine pour qui voudrait se pencher sur son oeuvre. Sans tourner complètement le dos à l’atavisme qui le caractérise, ni aux phrasés instrumentaux virtuoses, il met ici surtout en avant son talent de mélodiste sentimental.

Enregistré principalement dans sa chambre à coucher, cet album se décline comme une confession pudique et lucide où Barker égrène les notes et les mots pour mieux les tordre, le tout en générant de beaux frissons. En témoigne, par exemple, le morceau “Run Away from the Sun”, bel hommage rendu à Elliott Smith : la mélodie fort agréable, associée à la voix de Barker, est tout d’abord confondante de similitudes, rappelle incontestablement les chansons d’amour aigres-douces du défunt musicien, mais la présence ensuite légèrement décalée (dans l’espace, mais aussi dans le tempo) d’un piano vient apporter une sorte de commentaire, lequel génère une intelligente distance et évite au morceau d’être une imitation stérile. Grand art du pas de côté, de la distance salutaire.

Apposant sa marque, ajoutant ses formes à celles qu’il a prises comme modèle, Kevin Barker compose aussi dans Sleepwalks in the Garden of the Deadroom d’étonnants patchworks sonores, concocte des arrangements inventifs et surprenants, combine entre eux bruits enregistrés (celui du train qui ouvre « 8PM On a Friday”, ou de la pluie qui achève “Wisdom of the Weeks”) et surgissements impromptus d’instruments (le violon de “I Went Outside Today” ou la décharge électrique qui clôt violemment l’album sur “Sleepwalking II”), le tout reposant sur une assise mélodique des plus solides et entêtantes, tenue par la guitare acoustique.

D’influences et d’émancipation, de métissages et de libres tressages, d’aspirations et de concrétisations, il est question dans la musique difficilement cernable de Currituck Co.. Quête d’expression et de vérité, porteuse de délicatesse, elle tourne autour d’un axe folk qui l’attire tout autant qu’il la repousse. Belle indécision, équilibre instable savamment dosé impulsent à cette musique une réjouissante tension poétique et lui procurent un délicieux goût du risque.

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