Une interview de Romain Humeau a cette particularité d’être toujours intense, animée par un discours soutenu et volubile. Riche en commentaires lumineux sur la musique quelque soit son style, tant au niveau de la création que de l’écoute, la conversation avec le chanteur d’Eiffel est captivante.


Exigeant avec lui-même, l’homme est dicté par la passion de l’oeuvre artistique. Baigné entre le classique, la musique bqroque, modale et le rock, il signe des compositions où ces influences se côtoient. Laissant libre cours à son sens de l’arrangement singulier, Romain Humeau cherche en permanence à développer un nouveau langage aux confins de ce qu’il connaît le mieux à savoir le rock et le sériel. Ambitieux dans la structure de ses chansons, il ne passe jamais pour être prétentieux.

Irrité à l’idée qu’on l’associe – depuis que le single « Prends ma main » passe en radio – à la nouvelle scène française des Benabar, Delerm et compagnie, il crie d’entrée haut fort qu’il n’a rien à voir avec ces chanteurs. Humeau se situe dans la droite lignée des Noir Desir et autres Têtes Raides et de leurs pairs anglo-saxons comme Sixteen Horsepower pour qui il voue une immense admiration. Lorsqu’on lui apprend leur séparation, pendant de longues minutes nous évoquons la discographie de David Eugene Edwards. Remis de ses émotions, Romain nous soumet de faire l’interview en plein air. C’est donc assis sur l’herbe, entourés d’arbres et du chant des oiseaux, à des kilomètres de la ville que nous discutons.

Romain Humeau: En 1989, je passe mon bac et un surveillant que je connaissais me dit « tu devrais écouter Doolittle des Pixies« . Sur le moment, je n’accroche pas vraiment puis quelques années plus tard, je redécouvre les Pixies par Teenager of the year de Frank Black. Je suis souvent à la bourre côté musique, je mets du temps à aimer certains disques mais lorsqu’ils me touchent, je m’empare de toute la discographie. C’est le cas pour Sixteen Horsepower, Buzzcocks, Beatles, Kinks, Nick Cave&The Bad Seeds, Stooges, Eddie Cochran, Ornette Coleman, Mingus, Coltrane, XTC, Tom Waits. J’aime beaucoup Trompe le monde. C’est un disque de métal avant l’heure. « Alec Eiffel » est une chanson folle, d’une structure comparable à Gesualdo ou Monteverdi.


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Pinkushion : Qu’est ce qui a motivé la sortie d’un album solo?

Romain Humeau: Dans la pause d’Eiffel, je voulais enregistrer les chansons que j’avais en stock pour en quelque sorte se délester du poids de tous ces titres déjà composés. Au départ, je devais prendre un nom générique qui m’aurait permis de mettre ensemble tous les projets parallèles au groupe et ceux plus expérimentaux. Et puis, j’ai assumé le fait que les idées étaient miennes en les signant sous mon nom. Avant le prochain disque du groupe, j’ai arrangé les titres qui figurent sur L’Eternité de l’instant à la maison, sans moyens. Je ne voulais pas utiliser les finances de la petite renommée de Eiffel pour réaliser ce projet. Tout a été fait sans le sou avec des musiciens amis comme Philippe Uminski, Bettina Kee, Joe Doherty. Nous avons plusieurs dates prévues pour la rentrée de septembre à décembre et si le disque se vend bien, je tournerais avec un sextet, sinon en formation réduite piano-voix.
Je n’écris pas pour faire un album ou un produit abouti mais par besoin. Beaucoup de chansons se retrouvent à la poubelle. Je compose une dizaine de titres par semaine et j’en garde deux ou trois par mois. Pour L’Eternité de l’instant, j’en ai sélectionné dix huit et au final, j’en ai retenu treize (Ndlr – douze titres figurent sur l’album “L’Eternité de l’instant” plus un morceau caché « Tu restes mon ami »). Ce n’est pas pour paraître poète ou être prétentieux mais l’écriture est pour moi à la fois une sorte d’échappatoire et un moyen de création. J’adore créer, me retrouver face à une page blanche et devoir la remplir. Je dessine, j’écoute beaucoup de musique. J’ai grandi dans une famille baignée dans la musique. Mon père est facteur de clavecin. J’ai été plongé dans la musique baroque de Saval, Arvo Pärt, Gustav leonhardt avec une affection particulière pour la renaissance italienne. C’est dans la folie et la générosité qu’on extrait des pratiques honnêtes.
Eiffel existe depuis sept ans et le public ne nous connaît pour ainsi dire que depuis trois ans. Quatre ans à jouer dans des bars au RMI. Puis en trois ans nous avons composé deux albums et participé à deux tournées de cent vingt dates. J’ai écrit quatre disques, celui de Oobik & The Pucks, deux pour Eiffel, sans parler du live et le mien. Si nous voulons continuer jusqu’à cinquante ans, nous devons par moment souffler un peu. La pause d’Eiffel était nécessaire pour se ressourcer, aussi j’ai profité de ce moment pour sortir des chansons que j’avais en stock. Certaines auraient pu se retrouver sur un album d’Eiffel mais d’autres on été pensées comme des essais, « L’Eternité de l’instant », « La mort sifflera trois fois » et « Je m’en irai toujours ». Dans la musique que ce soit dans la pop, le rock ou l’électro, il y a un vide dans le sens créatif du terme. A part un mec comme Aphex Twin qui est un pur génie, on compte sur les doigts ceux qui inventent un nouveau langage. C’est ça l’expérimentation et malheureusement la plupart des musiciens préfèrent singer le passé que définir un nouveau langage. Des compositeurs comme les trois viennois Berg, Webern et Schönberg avec son Pierrot Lunaire ont bousculé les codes de la musique. Le sériel, le dodécaphonisme, la musique modale sont des modes d’expression musicaux inventifs.

Pinkushion : De par ta position intermédiaire, un pied dans le classique, un pied dans le rock, comment perçois-tu l’évolution de la musique?

Romain Humeau: Dans le rock, il y a peut être encore un espoir de créer un nouveau vocabulaire. J’ai fait sept ans de conservatoire, j’ai des prix d’écriture, de composition et je joue du rock. Aussi, je me pose beaucoup de question sur le devenir de ce style. J’ai tendance à rapprocher la situation du rock actuel avec celle de la musique médiévale à l’époque. Regarde, fin XIXème, début XXème siècle avec l’avènement de la musique modale des Debussy, Ravel, un peu Stravinsky, un coup de fouet a été donné dans la fourmilière. L’hypra tonalité chère à Brahms, Wagner, Beethoven et leur romantisme grandiloquent ont été durement secoués par l’arrivée des compositeurs dont je te parlais plus haut. Entre parenthèse, tu sais que ma professeure d’analyse avait pris des cours avec Stockhausen (Ndlr – la discussion se porte alors sur le courant sériel et l’expérience musicale qu’on en garde). Ça m’attriste, mais je ne trouve pas d’interlocuteur pour parler de tout ça, tu vois je suis chroniqué dans Rock Mag (Ndlr – Rires). En France, on manque de culture musicale, d’ouverture vers d’autres horizons. On ne se situe plus dans le métissage, entre le rock et le reggae par exemple, mais dans un univers à bâtir, quelque chose de réellement nouveau.

Pinkushion : Partant de ce constat, comment as-tu envisagé les directions de tes compositions?

Romain Humeau: Pour la chanson « Je m’en irai toujours », j’ai voulu utiliser de l’électro sur trente secondes en la traitant de manière big beat, hard beat. C’est ce que j’aime chez Aphex Twin, ce côté polyrythmique. Puis, j’ai ajouté un sextuor à cordes qui joue très modal. Au milieu de tout ça, j’ai construit un phrasé de type slam, genre Saul Williams, même si je ne prétends pas en faire. Le slam a quelque chose de puissant que le rap n’a pas, car il est trop maniéré. On retrouve ce côté physique, dense, intense dans le rock des Stooges, de David Eugene Edwards, des Gun Club, Nick Cave ou Noir Desir. Chez ces groupes, on trouve le vrai mélange, celui implicite à des bornes des branleurs de salon qui racontent « regardez on a mélangé » pour faire les malins.
La modalité dans mon arrangement de cordes est très présente mais personne n’en a rien à foutre. D’un côté tu as le consensuel façon Europe2, de l’autre le snobisme intello des Inrocks qui font leur torche-cul dans leur coin. En France, on se situe dans la demi mesure, personne n’ose de peur d’être rejeté des médias ou de se faire virer de sa maison de disques. Soyons un peu plus ambitieux mais sans être prétentieux.

Pinkushion : Comment t’es-tu fabriqué cette expérience musicale?

Romain Humeau: J’ai un bagage musical plutôt singulier. De six à quinze ans, j’ai pris des cours de violon baroque. Mes parents ont participé aussi à mon enseignement. Mon père est autodidacte et joue de tous les styles, par contre ma mère a appris la musique. Lorsque j’avais dix ans, mon père m’a inculqué la guitare, Brassens, le double blanc des Beatles. J’ai pris une claque avec ce disque. Puis, je me suis mis à la batterie. Je suis entré au conservatoire, j’ai passé mon prix de batterie et en même temps je me suis passionné pour l’harmonie musicale. J’ai appris le piano, puis j’ai chanté dans une chorale, tout ça pour pouvoir écrire parfaitement des fugues, des chorales de Bach, de la musique religieuse. Parallèlement, à douze ans, j’ai monté un groupe de rock, Les peanuts, avec mon ami d’enfance Philippe Uminski, ex MonteCarl. On a décroché un radio crochet, on a joué avec Téléphone, loin de Paris, en pleine campagne à Nérac près d’Agen. Puis, Je suis parti pour Toulouse pour poursuivre mes études de biologie, j’aurais bien aimé continuer dans cette voie mais j’ai fait un autre choix, et j’ai continué le conservatoire. J’ai eu aussi ma période débile où je me prenais pour Sting en chantant et jouant de la basse (Ndlr – Rires). Moi au moins j’ai le mérite de le dire, tout le monde a écouté des trucs nazes.

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Pinkushion : Tu es venu à l’écriture par le classique aussi?

Romain Humeau: Je n’ai pas une énorme culture littéraire, par conséquent je butine un peu partout. Je suis touché aussi bien par les textes de Ferré que de Vian ou Genet. En fait, j’ai des périodes où je ne m’intéresse qu’à un auteur. Pareil pour la musique, il m’arrive d’être obnubilé par un disque et n’écouter que ça. Nonsuch de XTC, Robert Wyatt, Television. J’ai écrit une lettre à Andy Partridge, il ne m’a jamais répondu. J’ai écrit le texte de « La mort sifflera trois fois » en pensant au Festin Nu de Burroughs.

Pinkushion : Comment t’es-tu retrouvé à travailler avec Michel Houellebecq?

Romain Humeau: Je connais Bertrand Burgalat qui adore Eiffel et il m’a donné le livre Extension du domaine de la lutte que j’ai lu en un soir. Mais je n’accroche pas avec son univers, je trouve que ça repose sur du sensationnalisme et du cynisme. On a joué avec lui sur cinq six concerts mais on n’a pas d’atomes crochus.

Pinkushion : Pour revenir aux chansons de l’album, d’où vient l’idée de « La mort sifflera trois fois »?

Romain Humeau: Nous sommes à mon avis dans une société manichéenne, oui-non, dieu-diable, bien-mal, et qu’on soit athée ou croyant, l’emprise de l’éducation judéo-chrétienne est importante dans notre quotidien. Donc je voulais me placer au niveau du mal pour faire venir le bien. Il y a certains textes de chanteurs de rock qui me gênent, que je trouve limite réac. Le côté on est tous de gauche et tous sympa, j’y crois pas. Je me suis situé dans l’action Pasolinienne avec des mots assez durs pour exprimer le vice et ainsi pointer du doigt les contradictions et l’hypocrisie de la société. Puis finir sur l’espoir avec la phrase « Ouvre ton bec aux rêves ».
Il y a différentes humeurs dans le disque. Par exemple, la ballade « Toi » est une chanson d’amour qui évite les raccourcis habituels pour ce type de chanson. Au départ, elle était destinée à Jane Birkin pour son album de duo (Ndlr – Rendez-vous). La chanson « Tu restes mon ami » est très influencée par Sixteen Horsepower. J’adore ce groupe, j’ai tous leurs albums, ma femme Estelle et ma fille de neuf ans écoutent leur musique. C’est une chanson qui traite de la compassion, de la fidélité, de l’amitié avec des choeurs religieux.

Pinkushion : Sur « Prends ma main » et « S’enflammer » tu t’amuses à faire des citations?

Romain Humeau: Pour « Prends ma main », j’avais des textes en rabes et au départ le rythme était différent. Puis, j’y ai accolé volontairement une musique simple pour qu’elle ne prenne pas le dessus sur les paroles. Comme tu dis, je me suis amusé à faire des citations. Sur celle-là, je fais un clin d’oeil à Bowie, « The man who sold the world ». Sur « S’enflammer » j’évoque l’harmonie de « Where is my mind » de Black Francis. Il y a des gens qui ont vu une repompe alors que c’est dix secondes de remerciements à des artistes que j’apprécie.

Pinkushion : Côté business, as-tu l’impression d’être en marge à l’instar d’un Murat?

Romain Humeau: Je suis sur la même maison de disque que lui, Labels, j’ai le même responsable Morvan Boury. Lorsqu’il m’a signé il y a cinq ans avec Eiffel, plus tard il m’a dit que je fonctionnais comme Murat. On a vendu quarante mille albums de Le ¼ d’heure des ahuris. On est tombé dans un gouffre financier aussi le live Les yeux fermés a été mixé chez moi, il n’a rien coûté et c’est celui dont on me parle le plus souvent. Je suis en train de travailler sur un autre album solo très folk qu’on fera peut être à Berlin et qui devrait sortir avant celui d’Eiffel. Je suis quelqu’un qui doute beaucoup et j’ai besoin de multiplier les créations pour avoir des retours sans quoi tu perds la motivation. J’ai fait des erreurs dans le passé, on n’a pas toujours été bien compris, mais je crois que je commence à avoir des choses à raconter. Et puis je n’ai que trente quatre ans.

-Lire également la chronique de L’Eternité de l’instant

-Le site de Romain Humeau

*Merci à David pour nous avoir autorisé à utiliser quelques photos