Requinqué, David Berman réactive son projet mythique, sans oublier d’utiliser son carnet d’adresses digne de Jean-Claude Brialy. Un disque qui sent bon la fin de soirée trouble.


Histoire de ne pas avoir la désagréable surprise de loger un disque rayé de plus dans les archives de la Pinkushion team, nous avons soumis au test de contrôle technique le Starlite Walker, de Silver Jews, qui prend la poussière depuis 1994 – Oui il y a un peu prescription, la notice stipulait bien « révision » tous les 10 ans, mais que voulez-vous, on ne vérifie pas 50 000 livrets de pochette tous les jours.

L’écoute du CD, posé méticuleusement sur la platine, ne s’est pas opérée sans une certaine émotion. Starlite Walker demeure un classique méconnu du rock alternatif américain. Ce n’est guère surprenant, mais l’opus tient toujours incroyablement la route : parallélisme des sillons impeccables, une carrosserie qui a toujours fière allure et roule toujours au quart de tour. Si bien qu’on s’est surpris à le laisser tourner toute la matinée. Il faut dire que la mécanique du moteur avait été empruntée à l’époque à la première série Buick « Pavement » (1993), un grand indémodable.

Malgré une bonne poignée de classiques, Silver Jews fait toujours l’objet d’un affreux malentendu. Pour les trop nombreux néophytes, ce nom évoque généralement un vague side project de Stephen Malkmus, alors que celui-ci n’est qu’un intervenant de luxe. Faut-il encore le rappeler : Silver Jews est le joujou de l’intempérant David C Berman. Sous la junte du label Drag City, ce cher Berman a enregistré en quinze ans d’existence cinq albums magnifiques de country/rock alternative, bénéficiant chaque fois d’une main d’oeuvre prestigieuse : une bonne moitié de Pavement donc, mais également Ryan Murphy, quelques membres des Pernice Brothers, Bobby Rare Jr et bien sûr sa femme Cassie Berman… Sujet à de graves dépressions, Berman refuse pertinemment de tourner (au grand damn de ses potes et son public) et ne retourne en studio que lorsque son banquier commence à lui passer des coups de fil un peu trop régulièrement. Enfin sorti de sa retraite, ce cinquième album coupe les ponts avec les pedal steel country larmoyantes du très pastoral Bright Flight en 2001. Vu de loin, Tanglewood Numbers semble respirer à première vue l’entrain, la bonne humeur et les retrouvailles. Mais de près, ou plutôt entre les lignes, c’est autre chose…

D’ailleurs, en évoquant les retrouvailles, ce nouvel opus marque le grand retour de l’équipe historique composée de Stephen Malkmus, le touche à tout Bob Nastanovich, et le batteur Steve West. Autre événement, son alter ego Will Oldham – dont les « juifs d’argent » ont souvent fait les frais de comparaison – est venu pousser la chansonnette, un pinte de bière à la main. Et à vrai dire, on n’a pas assisté à telle beuverie dépravée depuis le Ease Down The Road de Bonnie Prince Billy.

Avec une production plus étoffée que sur les disques précédents, la tenue d’ensemble se veut plus rock et revient aux deux premiers albums – en plus léchée cela va de soit. Cependant, on ne peut pas dire que les guitares débraillées de Malkmus soient plus présentes que par le passé (excepté sur le très pop “The Farmer’s Hotel” ), et pourtant la guitare électrique est utilisée à bon escient. Berman semble avoir trouvé une identité sonore assez forte pour ne pas rester étouffé par le poids de ses nombreux intervenants. Passés les trois premiers titres relevés, le disque revient vers ce que Silver Jews sait faire le mieux : des ballades country bancales et poignantes. L’abondance d’instruments donne une profondeur inédite, Berman nous ayant plutôt habitué à la rudesse lo-fi. Et le disque nous gratifie de sublimes duo dans la grande tradition country avec sa femme Cassie, dont une mention spéciale pour “The Poor The Fair and the Good”. Depuis 2001, la voix de Berman, ravagée par les excès, semble avoir pris 15 ans d’un coup, mélange improbable entre Calvin Johnson et Johnny Cash. Si l’ambiance générale du disque n’était pas autant à la fête, on ne paierait pas cher de sa santé.

Car derrière cette allure joviale se cache toujours un gouffre de noirceur. En parolier aiguisé, Berman sait comme personne évoquer le pathétisme à la Bukowski. Le premier titre “Punks In the Beerlight” peut paraître surprenant avec ses amplis chauffés à blanc et son refrain nigaud « I love you to the max »… Mais à y creuser de plus près, on entend également que Berman fait référence au peintre Toulouse Lautrec, figure du Montmartre décadent de la fin du XIXe siècle. Ami de Van Gogh et Oscar Wilde, Lautrec mena une vie excessive avant de virer peu à peu dans la folie puis la paralysie. On imagine volontiers que le parolier de Silver Jews n’entretient pas que la barbe et le cynisme comme point commun avec le maître…

Après une telle bordée noire, la cuvée ne sera que plus longue à digérer, mais cela en valait peut-être la peine.

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