« Pourquoi chanter encore en un temps où les voix se sont aplaties, uniformisées, électronisées ? On veut des sons, plus des voix. » Ce constat amer sur la disparition des grandes voix, Jean-Jacques Schuhl le dressait il y a sept ans dans son roman Ingrid Caven, alors que les académies pour futures jeunes stars décervelées n’avaient pas encore pignon sur rue, que l’injonction tautologique « sois toi-même » ne prévalait pas à toute autre forme de philosophie de vie et que chanter ne relevait pas d’une véritable compétition sportive élevant la seule technique au rang de faire-valoir salutaire. Schuhl n’imaginait sans doute pas que l’avenir allait tourner le dos aussi rapidement à ses vérités d’un jour. Que les voix enorgueillies allaient lier un pacte d’alliance avec le son, reconquérir le monde en envahissant ostensiblement nos oreilles et imposer leur logique discriminatoire : sans voix, point de salut !

Mais de quelles voix parle-t-on ? De celles, acrobatiques, qui alignent les octaves comme des trophées sur l’étagère de leur ego ? De celles, passionnées, qui disent « je t’aime » avec l’ardeur du poissonnier qui tend à bout de bras sa morue tout en s’égosillant à attirer le chaland ? Ou, encore, de celles, mythomanes, qui simulent l’émotion et le feeling à la perfection sans déroger d’un iota aux conventions admises par la production ? Si de toute évidence les voix ont le vent en poupe, force est de constater qu’elles sont aussi le plus souvent sujettes à un formatage sonore ou relèvent de critères performatifs qui leur enlèvent beaucoup de leur prétendue superbe. Aujourd’hui, on veut des voix qui soient avant tout des sons, reconnaissables (et donc assignables à une tendance musicale en particulier) ou, à l’inverse, en rupture avec le tout-venant. Des voix de surface, lisses ou rugueuses, peu importe, mais qui enchantent plus par leurs manières qu’en raison de ce qu’elles ont véritablement à nous dire.

Les voix deviendraient-elles muettes à force de ne rien faire entendre d’autre que leurs manifestations sonores ? Dans un registre plus indépendant, même Le Fil vocal pourtant solide de Camille, entortillé dans des circonvolutions et élucubrations ludiques abolissant le réel au profit d’un badinage démonstratif, nous parut à l’époque trop élastique et surfait pour que notre admiration puisse se poser dessus sans perdre l’équilibre. Avant d’être une femme, Camille n’est-elle pas une voix qui se suffit à elle-même, confinée dans l’assurance que lui procure sa technique, une somme d’effets virtuoses et de signes vocaux qui camouflent en définitive sa personne plus qu’elle ne la dévoile ?

Aux antipodes de cette plastique vocale à l’élasticité un peu vaine, des vibrations nous sont parvenues récemment de deux voix américaines étourdissantes, capables de s’exposer non sans danger. Josephine Foster et Joanna Newsom sont ainsi deux chanteuses qui avec leur dernier album respectif, A Wolf In Sheep’s Clothing et Ys, nous ont hissés cette année au plus haut du ravissement, en repoussant avec persuasion les limites esthétiques du folk. Comme Camille prônant le parti pris formel du tout-vocal, leur album s’arrime sur un concept original : quand Josephine Foster choisit d’adopter – plus qu’adapter – la poésie lyrique allemande (Schober, Goethe, Eichendorff et Mörike) sur des compositions de Schubert, Schumann, Brahms et Wolf ; Joanna Newsom se lance de son côté dans une formidable épopée baroque à forte consonance médiévale, arrangée de main de maître par Van Dyke Parks. Dans les deux cas, plus qu’une contrainte astreignante, le moule conceptuel est évacué dès lors qu’il constitue un socle privilégié pour l’émancipation de deux voix parmi les plus inspirées et poignantes apparues ces dernières années (on complétera ce duo magique de voix féminines en ajoutant celle de Marissa Nadler). A la manière d’un subterfuge, le concept travestit une intimité qui filtre à travers les mots et, surtout, s’exhibe par le truchement de la voix, cette fenêtre ouverte sur l’intérieur des êtres.

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Les plus grandes voix sont impudiques. Elles nous caressent, nous ceignent, nous étreignent en se dépouillant de leurs oripeaux. A Wolf In Sheep’s Clothing et Ys mettent en exergue deux immenses chanteuses qui n’existent que dans leur voix, là où tant d’autres n’existent que par leur voix. Deux voix-monde qui se déversent au-dehors avec une agilité impressionnante, laissent deviner dans leur tessiture la douleur qui s’y déplie. Plutôt que les larmes ou la plainte, la voix (se) délivre dans l’euphorie de son expression la plus vive. On aura remarqué que Josephine Foster et Joanna Newsom chantent jusqu’à plus faim, prolongeant la durée des morceaux au-delà du raisonnable (l’une et l’autre peuvent dépasser amplement les dix minutes). Insatiables, elles trouvent dans une durée dilatée et une atmosphère envoûtante les conditions idoines à leur évasion. Le flot de mots semble déborder leur enceinte corporelle de jeune femme, laisse résonner un univers enfoui, mystérieux, qui abolit les repères du temps pour mieux en imposer d’autres, fuyants et vertigineux, à même de modeler un destin musical hors norme.

Les prouesses vocales de Josephine Foster et Joanna Newsom tiennent non de la simple performance mais presque de l’installation : il s’agit pour elles de s’extraire d’un contexte par trop étroit (celui de la folk music), en s’installant dans une durée singulière et en délimitant un espace musical quasi mystique – défini aussi par l’utilisation des instruments (la guitare ascétique chez Foster, la harpe cristalline chez Newsom) et l’impermanence des textes chantés (nourris de mythologies personnelles et universelles). A défaut de susciter l’enthousiasme chez tout un chacun (chanter en allemand ou user d’une excentricité enfantine peut en effet rebuter), Josephine Foster et Joanna Newsom chantent pour satisfaire un plaisir existentiel qui n’a rien d’un caprice narcissique. Pour elles, chanter, c’est exister, se raconter, frémir, exulter en ignorant les convenances, ne plus être engluées dans son propre mal-être. Jouissance d’une souffrance à vif transcendée, lovée derrière des récits poétiques sans âge. Extase d’une libération de maux qui coulent à gorges déployées. Grain, inflexion, coloration et colorature de la voix confinent au jaillissement de deux personnalités rayonnantes qui sont venues gratter à notre porte. La leur ouvrir nous a laissé bouche bée.

– Josephine Foster – A Wolf in Sheep’s Clothing (Locust/Differ-ant)
– Joanna Newsom – Ys (Drag City/Discograph)
– A lire aussi : la chronique du précédent album de Josephine Foster.