Nouvelle pièce maîtresse venant s’ajouter à un édifice discographique de plus en plus impressionnant, ce septième album du DJ brésilien confirme que derrière le bricoleur de génie se cache bel et bien un compositeur d’exception.


Avec Bricolage, sorti en 1997 comme le premier album signé sous son nom après celui de Cujo, Amon Tobin est d’abord apparu comme un fabuleux bricoleur capable d’additionner une variété incommensurable de samples et de beats, jusqu’à obtenir une forme entropique, chaotique et sauvage, traversée de flux. Pour s’imposer ensuite, au fil d’albums à la complexité sans cesse réinventée, comme un symphoniste des temps modernes. La drum’n’bass et la jungle dans lesquels il excellait alors – plus vraiment fréquentées de nos jours – ont laissé progressivement place à un langage ample et délié, moins soumis aux violents impératifs de la dé-composition hic et nunc qu’à un savant jeu de forces et d’ondes, à des choix architectoniques vertigineux et des procédés de spatialisations débridées. Un changement d’espace : ainsi pourrait-on d’ailleurs résumer la nouveauté de Foley Room. Des quatre murs silencieux d’un studio-laboratoire à la faune et la rumeur envahissante de la rue, la musique d’Amon Tobin a opéré une révolution, moins dans le champ des musiques électroniques (cf.
Matmos ou Matthew Herbert, férus d’échantillons sonores prélevés dans leur environnement), que dans sa propre sphère. A l’abstraite accumulation/déstructuration tous azimuts de strates sonores des premiers albums succède à présent une mise en son(s) majestueuse, plus ouvertement narrative et sensorielle.

Au centre de cette révolution, le rythme (battement, syncope) demeure la préoccupation majeure du brésilien. Manipuler des textures, entrechoquer des sonorités, saisir les potentialités dynamiques et spatiales de leur affrontement/friction sont autant de stratégies formelles qui ne trouvent à s’accomplir que dans la fulgurance d’une rythmique, tendue, puissante – et dans son relâchement. Pour Amon Tobin, la sève du monde est composée d’un amas de sources sonores disparates qu’il réorganise entre elles, pas tant pour établir les conditions d’un nouveau monde, plus harmonisé, que pour laisser entendre le désordre et l’inquiétude qui sourdent en lui, sa pulsation profonde. Le monde ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-même. Les contrées nouvelles à découvrir sont à portée d’oreille, émergent de cette saisie grandiose des abysses dont Amon Tobin, en démiurge errant, éclaire les moindres recoins. Aussi, lorsque pour la conception de Foley Room ce dernier descend dans la rue avec son micro – entre San Francisco et Montréal – dans le but d’enregistrer différentes sources sonores naturelles, ce n’est nullement avec l’intention d’illustrer sa musique de bruits réels, mais bien plutôt avec la volonté d’établir une cosmogonie musicale enrichie de détails concrets. Bruits d’animaux et d’insectes, vrombissement de moteur, bribes de dialogues urbains, textures organiques, manipulation d’objets de toute sorte sont autant de sons originaux à transformer, de fréquences à manipuler, de mélodies séminales à faire advenir.

Qu’est-ce qui se joue dans la Foley Room, cette salle d’enregistrement des bruitages dédiés habituellement au cinéma ? Une musique proprement cinématographique, imagée et onirique, toute entière faite des bruits du monde. Des bruits qu’Amon Tobin se réapproprie, détourne et distord sans répit, au point de les dénaturer. Fallacieux pourra sembler dès lors un rapprochement avec la musique dite concrète : chaque son enregistré en amont sur son magnétophone subit ensuite dans la fameuse Foley Room une série de coupes, de greffes, de compressions, de distorsions, de mises en boucle qui modifient en profondeur sa structure originelle, de sorte à ce qu’il devienne le plus souvent méconnaissable. Un bruit, un son, n’existe – musicalement parlant – pour Amon Tobin que s’il lui met la main dessus, le possède, le fait sien, le plie à son impérieux désir de mixage intuitif. Double perspective : force de destruction et d’anéantissement d’un côté, force de construction et de proposition de l’autre. La source sonore change (des bruits naturels en lieu et place des disques vinyls) mais le procédé, au final, reste fondamentalement identique à celui de ses premiers opus.

Plus que le traitement des matériaux sonores, c’est l’art de la composition et l’utilisation des instruments acoustiques qui attestent de changements sur Foley Room. Splinter Cell : Chaos Theory, la magnifique BO pour le jeu vidéo éponyme réalisée en 2005, annonçait déjà ce virage acoustique déterminant : une basse énorme, des cordes enveloppantes et de sombres cuivres redéfinissaient de manière considérable l’univers sonore du brésilien. Alors que l’on aurait pu s’attendre à ce qu’ils soient noyés dans la masse en fusion, tous ces instruments étaient au contraire détachés avec élégance, certes toujours trafiqués et repensés via le processus informatique, mais davantage rendus saillants, mis en perspective comme autant d’axes sonores autour desquels s’enroulaient et se déroulaient les compositions. L’utilisation de la batterie était aussi à ce titre éloquente : plus dissociée qu’auparavant, sa tonicité éclatait soudain de manière moins saccadée et systématique. On la retrouve identique sur Foley Room, coeur ouvert ou étouffé de l’album. Lui sont associés les cordes du Kronos Quartet, le piano de Patrick Watson, la harpe de Sarah Pagé, les percussions de Stefan Shneider et certains instruments samplés par le maître de cérémonie (guitare, basse, batterie). Tout un environnement acoustique moins épris de vitesse que d’espace.

L’énergie intarissable que mettait autrefois Amon Tobin à façonner des morceaux qui semblaient en contenir plusieurs paraît nourrir aujourd’hui, en effet, sa façon d’appréhender les différentes dimensions de l’espace. Retour dans la Foley Room : en metteur en son, Amon Tobin agence ce qui peut s’entendre comme des plans sonores à l’intérieur desquels les instruments soulignent différentes trajectoires mélodiques, alors que conjointement toute une série d’évènements collatéraux viennent brouiller littéralement les pistes. Il en va ainsi du piano valsant de “Bloodstone” entremêlé de cordes, puis progressivement asphyxié sous les coups de butoir d’infra basses massives ; tout comme de la ligne de basse qui se faufile entre les mailles de sonorités de “Keep Your Distance”, passant du premier au second, voire troisième, plan ; ou encore de la harpe liquidienne de “Horsefish” qui semble onduler à la surface du morceau, décrire des cercles concentriques pendant que les arpèges de guitare tombent comme des pics aigus. La musique d’Amon Tobin a depuis toujours participé d’un maelström de plans sonores et de possibles, mais ici l’espace s’est distendu, la durée dilatée et les sons respirent, épousent une dynamique propre plus perceptible. La musicalité prédomine sur le fracas.

Sur Foley Room, Amon Tobin monte et enchaîne également les plages comme des séquences, avec un sens saisissant du contraste sonore et du leitmotiv. Là encore, le précédent Splinter Cell : Chaos Theory marquait une étape importante que ce nouvel opus prolonge admirablement. Certains motifs sonores circulent ainsi d’un morceau à l’autre (et même d’un album à l’autre, les plus attentifs auront remarqué par exemple que le vrombissement de moteur entendu sur “Esther S” rappelle étrangement celui de “Golfer vrs Boxer”, présent sur Supermodified, album charnière incontournable), les instruments ou sons réapparaissent de manière récurrente, avec une tonalité identique (les notes de piano égrenées ici et là, les multiples présences aquatiques, les envolées de cordes, les froissements répétés de matériaux). Ces reprises de thèmes sonores sont incorporées à des ambiances angoissantes ou explosives, des dérobades ou des pauses, des accélérations ou des stases qui ménagent en permanence des phases de tension et de détente. Soit un prodigieux art de la dramaturgie qui facilite l’implication émotionnelle de l’auditeur.

Il se passe tout le temps quelque chose dans un album d’Amon Tobin. Même lorsque le tempo ralentit, les idées fusent, partout le mouvement envahit l’espace, les sens sont constamment mis en alerte (les disques du brésilien doivent s’écouter à un volume élevé, de sorte à s’en imprégner pleinement). Voilà plus de dix ans qu’Amon Tobin enrichit et renouvelle son langage musical, remet les pendules des musiques électroniques à l’heure. Et toujours ce constat qui s’impose de lui-même : pareilles créativité et invention de formes ne courrent pas les rues.

– Le site de Amon Tobin.