Sur ce cinquième album, Tanakh change de sexe et conserve plus que jamais son aptitude à toucher la beauté du bout des instruments. Magistral.


Malgré ses six années d’existence, Tanakh demeure un groupe méconnu, dont la portée musicale peine encore à franchir le cercle étroit d’admirateurs discrets et fidèles. Une position marginale qui ne semble pas perturber outre mesure la formation de Jesse Poe, de toute manière peu disposée à s’exposer sous le feu des projecteurs. La marge n’est pas toujours cet espace confiné depuis lequel quelques parias irrécupérables radicalisent une démarche artistique porteuse d’inventions bientôt assimilées par les plus curieux, sinon le plus grand nombre ; elle peut aussi accueillir en son sein des musiciens singuliers qui n’ont choisi d’autre havre de paix créatif que celui situé en bordure des allées médiatiques. L’ombre plutôt que l’obscurité. Cachés mais très fréquentables, inattendus mais on ne peut plus « écoutables », ambitieux mais suprêmement modestes, les membres de Tanakh se sont libérés de la soumission au tout-venant instrumental pour confectionner une musique, un langage, un style, une identité qui ont le mérite de ne point faire de leur audace un cheval de bataille fougueux et tapageur.

Tout compte fait, les grands iconoclastes ne sont le plus souvent pas attirés par les prestiges de l’efficacité immédiate mais s’incarnent sur la durée, dans l’épaisseur d’une présence qui s’affirme petit à petit. Il y a de la retenue chez Tanakh, une façon de ne pas y toucher (au rock, au folk, à la pop, au jazz, à la world, au psychédélisme…) qui peut laisser croire que ce groupe difficile à cerner, originaire de Virginie mais qui réside pour partie en Italie, cultive une certaine nonchalance sans trop se soucier de faire avancer les choses dans le sens de la modernité. Aux antipodes d’une telle impression, il bâtit pourtant disque après disque une oeuvre qui ne cesse de gagner en cohérence et en profondeur, de repousser un peu plus loin les limites d’un univers musical mouvant, soumis à de subtiles transformations, chaque album confirmant ou infirmant les précédents, questionnant un motif déjà abordé ou ouvrant une nouvelle brèche riche de promesses.

Il en va ainsi de Saunders Hollow, pendant féminin du précédent Ardent Fevers (2006). Sur ce nouvel album – en réalité enregistré en premier, une semaine avant Ardent Fevers, dans le même studio, avec le même ingénieur du son Bryan Hoffa et les mêmes musiciens, dont le percussionniste Alex Neilson et le multi-instrumentaliste Phil Murphy -, le leader avéré Jesse Poe a souhaité se mettre en retrait, donnant en quelque sorte les rênes du collectif à Michelle Poulos, dont la voix gracieuse (parfois complétée par celle d’Isobel Campbell ou de Poe) illumine les compositions, pour la plupart écrites par elle seule. Cette passation de pouvoir entre sexes soi-disant opposés ne correspond pas seulement à l’application rigoureuse d’un principe de parité, suffisamment rare pour être remarqué, elle met en exergue les multiples possibilités et facettes du groupe, capable de changer d’horizon et de peau sans perdre le fil de son propos musical.

Si l’écriture de Michelle Poulos apporte indéniablement une coloration plus introspective et pastorale que sur les quatre disques précédents, Saunders Hollow prolonge – ou anticipe d’une certaine façon – la veine dominante d’Ardent Fevers : les huit morceaux témoignent d’une grande plénitude, épousent une dynamique souple et apaisée (seules les dernières minutes de “Kept” cèdent à une embardée instrumentale), se déploient sur une durée conséquente (sept minutes en moyenne), nécessaire à l’élaboration et l’arrangement de textures admirablement pensées et, à présent, systématiquement séduisantes (exceptées peut-être les dissonances introductives de “Illusions of Separation”). D’un disque à l’autre les mêmes instruments (orgue Hammond, violon, tabla, batterie, ukulélé, clavecin, contrebasse, saxophone) se déplacent, s’associent autrement (voir notamment la présence étonnante du clavecin sur le morceau folk “Longer Than Sorrow”), occupent une place déterminante (les cordes acoustiques) ou au contraire se manifestent moins (la guitare électrique). Un tel processus musical, qui fait de la matière sonore instrumentale une substance protéiforme, témoigne d’une recherche formelle constamment reconduite, recommencée parce que délicieusement interminable.

Tanakh possède cette particularité, qui est aussi, on l’aura saisi, une précieuse qualité, de savoir agencer des morceaux de musique sur le mode de la variation chromatique et du basculement stylistique. Chaque plage tient d’une géographie musicale minutieuse où aucun élément instrumental n’est figé, ni voué à un destin tracé d’avance. Peu orthodoxes, ces chansons accumulent reliefs et anfractuosités, échappées belles (l’improvisation n’étant pas exclue) et figures imposées, rugosité tempérée et légèreté volatile (toutes deux présentes sur le splendide morceau “Illusions of Separation” qui évoque l’incertitude inquiète du soleil noir Out Of Season, de Beth Gibbons & Rustin Man). S’inscrivant en faux contre toute fixation, Saunders Hollow laisse entendre une musique en exil (l’utilisation d’instruments ethniques ne relève d’aucun exotisme de pacotille mais suggère plutôt des territoires musicaux rêvés ou abandonnés), un exil intérieur qui prend ici des allures de chant céleste.

– Le site de Camera Obscura Records.

– Tanakh sur MySpace.