Sur ce huitième album, Low calme de nouveau le jeu, mais investit avec vaillance un univers vertigineux et sombre qui interroge la violence de notre époque.


L’adage est connu : chassez le naturel, il revient au galop. Ainsi de Low, qui après un album plus nerveux qu’à l’accoutumée, le réussi Great Destroyer (2005), remet les pendules de sa musique à l’heure de la mélancolie. L’effet Radiohead dissipé (est-ce le fait d’avoir ouvert en première partie quelques concerts sur la tournée suivant la sortie de Hail To The Thief qui leur avait subitement donné envie de hausser le ton ?), le groupe d’Alan Sparhawk, Mimi Parker et Matt Livingston cultive à nouveau son jardin de chansons douces-amères. Le temps est à l’économie des moyens, la sobriété du savoir-faire et la rugosité du dispositif. Drums And Guns, homme et femme, droite et gauche, nord et sud, ange et démon, mouvement et immobilité, les Beatles et les Stones (“Hatchet”), finalement Radiohead et Low (plus d’une fois le Kid A des premiers semble en effet convoqué en filigrane), c’est-à-dire pas l’un ou l’autre, encore moins l’un contre l’autre, mais bien l’un et l’autre. De l’addition/réconciliation des extrêmes naît une forme nouvelle, bancale, inquiète, hantée par ses propres aberrations, contaminée par le doute de ne pouvoir constituer un ensemble viable.

Pourquoi en 2007 recourir à une stéréophonie basique (les enceintes droite et gauche additionnées mais dissociées), tout droit issue des années 70 ? Croire que chez Low un tel procédé pourrait relever de la simple nostalgie ou du pur gimmick tient de la paresse. En dissociant les voix (à droite) des rythmiques (à gauche), le trio fait plus que mettre en application le sous-texte de son titre (la batterie qui ordonne d’un côté et la voix qui tire de l’autre). Il inscrit son huitième album dans une époque révolue qu’il réactualise par le biais de techniques électroniques et une mise en perspective inventive des instruments. Car si le procédé est volontairement daté, le son s’avère des plus modernes, puisant à la source, via la production de Dave Fridmann, de beats numériques, d’ajouts sonores informatisés, de drones synthétiques inquiétants et de croisements vocaux spatialisés. De la fin des 60’s début des 70’s, Low retient aussi tout un courant de pensée pacifique, contestataire et anti-militariste, qui résonne sans ambiguïté dans l’Amérique bushiste d’aujourd’hui. Les textes de Drums And Guns abordent tous peu ou prou le versant meurtrier de l’homme prosaïque, en même temps qu’ils questionnent l’ineffable place de Dieu. Les mots tournent autour de la violence comme ils le feraient d’un pot qui sonne parfois creux (si la fatalité prompte à diviser le monde en deux camps est traitée avec brio sur “Murderer”, on reste en revanche désarçonnés à l’écoute du niais “Pretty People”) ; mais, plutôt qu’un discours définitif sur la civilisation, émerge surtout de l’album une impression très contemporaine de menace sourde, de danger latent, d’insondable chaos qui parle à lui seul.

Drums And Guns tire sa grandeur de ce climat de désenchantement qui s’immisce à l’intérieur des morceaux et les mine en profondeur. Au fur et à mesure que les plages défilent, le trio corrompt la dichotomie formelle à laquelle il semblait au départ attaché, grippe sa petite mécanique en injectant des éléments perturbateurs. La voix vient ainsi faire des apparitions à gauche (“Your Poison”, “In Silence”), la batterie vire occasionnellement à droite (“Always Fade”), la guitare électrique plutôt située à droite se ballade de temps à autre aux antipodes (“Breaker”, “Sandinista”, “In Silence”), des instruments apparaissent sans donner suite (des cordes sur “Belarus”, un orgue sur “Breaker”, un harmonica sur “Dust On The Window”, des cloches sur “Take Your Time”) et certains morceaux n’ont pas commencé qu’ils se terminent aussitôt, de manière abrupte (“Sandinista”, “Your Poison”). Contaminés par un virus invisible, et encore moins audible, qui s’incruste dans la matière sonore et prolifère, les morceaux de Drums And Guns avancent, malades, tout autant troublés que troublants.

Difficile dès lors de ne pas rapprocher cet album de celui des Clap Your Hands Say Yeah, le revendicatif et tourmenté Some Loud Thunder, produit également par Dave Fridmann, voire d’un film sorti récemment, empruntant lui aussi son esthétique aux années 70 : Zodiac de David Fincher. Ici comme là, le dérèglement (du récit des faits historiques, de l’image, de la temporalité, des morceaux, du son) naît de l’impossible reproduction à l’identique du passé. Avec le temps, quelque chose se perd, ouvre une faille dans laquelle le mal s’engouffre, mute et demeure indéchiffrable, insaisissable, tapi à jamais dans le matériau brut du présent. On ne rejoue ou ne remonte pas impunément l’Histoire. La convoquer, c’est prendre le risque de réveiller ses fantômes, de perdre la mainmise sur le cours des évènements, de se heurter à une énigme qui nous dépasse. Que des oeuvres récentes se saisissent de cette réalité, à la fois angoissante et stimulante, plutôt que de copier-coller stérilement leurs références, voilà qui nous redonne du baume au coeur.

– Le site de Low.