Cet Espagnol est un allumé de première, exactement comme on les aime ici. Ce double album offre une orgie de piécettes azimutées aussi délicates que craquantes. On ne voit guère que notre ami Eels pour prétendre à un grain de folie du même calibre.


Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, on a tous entendu cette maxime. Il faut croire que l’équivalent espagnol a été perdu quelque part dans les Pyrénées, ou que notre énergumène du jour, Remate de son nom, l’a égaré sous son chapeau. Car ce ne sont pas moins de 25 chansons qu’il livre en deux volets, Beetle et Bird, sur son quatrième album No Land Recordings.

No Land Recordings peut s’interpréter de deux manières. Soit on est optimiste et on pense que les styles visités ici sont tellement nombreux que Remate a voulu signifier qu’il ambitionnait de créer la musique universelle. En ce cas, disons-le d’emblée : mission largement accomplie. En effet, de la pop au blues rugueux, du folk au psychédélisme de chambre, d’ambiances mortifères en promenades printannières, Remate saute allègrement d’un style à l’autre tel une grenouille sur un océan de nénuphars vierges. Ou alors, c’est l’exact contraire, traumatisé par cette amie qui a dit un jour de sa musique qu’elle la jugeait sinistre et qu’elle se retrouvait dans un film de Lynch en l’écoutant, peut-être Remate s’est-il alors réfugié dans la seule musique plaisante à ses oreilles, la sienne, celle qui n’a ni règle ni frontière, une musique qui ne parle qu’à lui. Il n’empêche, voilà un album qui risque de laisser bien des stigmates. Si pour Remate il semble qu’il soit trop tard, l’auditeur doit savoir où il met les pieds sous peine de perdre la tête. D’autant que cette perdition risque bien de lui être très agréable, et le point de non-retour n’est pas loin.

Bien sûr, la voix de Remate, longtemps considérée comme trop faible, évoque plutôt un Mark Linkous en extase (la similitude est même troublante par moments) ou un Wayne Coyne des Flaming Lips sous tranquillisant. En fait, la voix de Remate est probablement le seul élément terrestre de ce disque, la bouée à laquelle se raccrocher. Car pour le reste, sous des arrangements épurés, voire dépouillés à l’extrême, la musique ressemble à tout et à rien. Et de ce magma miniature se dégage une lave multicolore et fantasque. Sans aucun scrupule, Remate prend pour complice Hal, l’ordinateur qui devient fou dans 2001 L’Odyssée de l’espace (« Take Advantage »). Mais en lieu et place d’une salle à la blancheur insupportable, Remate embarque l’auditeur, sans la moindre intention de le libérer un jour, dans une clairière chatoyante pour partager avec lui ses noisettes. Cela dans un dénuement extrême et avec un sens de l’hospitalité que seuls ont les ermites isolés au fond de la forêt, et qui n’ont connu comme compagnie que celle du vent et de la rosée. Perfide mais efficace.

De façon plus prosaïque, on pourrait bouder une telle opulence musicale, le bon sens nous suggérant qu’il est préférable de privilégier des formats courts mais forts aux disques interminables dont on peine à extraire quelques bonnes chansons. Mais on serait bien en peine de trouver le moindre signe d’essoufflement dans No Land Recordings. Car si les chansons sont nombreuses, elles sont courtes. Et surtout, elles sont toutes parfaitement estimables. Lignes claires et guitares scintillantes, ou alors piano mélancolique et gravité solennelle, tout ce qui constitue un one-man-band-record parfait est ici regroupé. Sauf que certains elfes mal intentionnés ont profité des quelques trouées de lumière pour se faufiler et dévaster le plus de chansons possibles en un temps record. Finalement, on pense pas mal au plantureux dernier album en date d’un autre cintré, Eels et son superbe double (décidément) Blinking Lights And Other Revelations. Même rapport iconoclaste à la réalité, même sens inné de la ballade en guenilles, même détachement vis-à-vis des carcans du rock. Ou, de façon moins évidente, on rapprocherait No Land Recordings de la diversité musicale du triple album (encore plus fort !) 69 Love Songs des Magnetic Fields, groupe conduit par un autre bel illuminé, Stephin Merritt.

Peut-être avec ce disque Remate veut-il nous dire qu’il se sent mentalement à la dérive. Ce serait dramatique pour lui, certes, mais honnêtement, on ne peut que se réjouir du fait que la musique y gagne encore un sacré numéro. Et nous de couper les fils du téléphone.

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